Atlantropa, un projet pour unifier l’Afrique et l’Europe en asséchant la Méditerranée

Alors que plusieurs contrées sont déchirées par les guerres et les conflits armés, en Europe, en Afrique, en Amérique et en Asie, dans la première moitié du XXe siècle, un architecte et journaliste allemand a proposé une solution technologique pour répondre au défi du maintien de la paix. Du moins, c’est ainsi qu’Herman Sorgël a défendu son projet de créer un supercontinent, et ce, jusqu’à son décès en 1952. Pour mettre en place un tel ouvrage, ce munichois a porté la majeure partie de ses interventions sur l’édification de trois gros barrages au niveau de points stratégiques, afin de réduire le niveau de la Méditerranée jusqu’à supprimer cette barrière naturelle entre l’Europe et l’Afrique.

Initialement appelé Panropa, puis Atlantropa, l’ouvrage a même été élaboré dès 1928 pour «remodeler deux continents». «Atlantropa défiait toutes les échelles connues ; ce fut l’utopie technologique et architecturale la plus démesurée du vingtième siècle. Mais son auteur refusait d’entendre parler d’utopie, et rien n’était plus détestable à ses yeux que d’être comparé à Jules Verne», note à ce propos Wolfgang Voigt, dans son article «Abaisser le niveau de la Méditerranée : Atlantropa : la paix, des terres et de l’énergie en abaissant le niveau de la Méditerranée. Une utopie technologique et politique de l’âge d’or des grands projets» paru dans Bulletin d’histoire de l’électricité (n°35, juin 2000).

Ainsi Herman Sorgë s’est «convaincu que les moyens techniques modernes permettraient de concrétiser sa vision et la faire jaillir des sables». Le barrage le plus gigantesque des trois a été imaginé par l’architecte au niveau du détroit de Gibraltar, entre l’Espagne et le Maroc. Selon lui, cette infrastructure géante pourrait permettre de contenir l’océan Atlantique.

Un second, dans les Dardanelles turques, aurait pu isoler la mer Noire. Le troisième ferait une partition de la Méditerranée, afin de créer deux bassins de deux niveaux, puis un canal d’irrigation vers le grand Sahara, pour fertiliser cette zone qui deviendra moins hostile à l’habitat et aux activités agricoles. L’architecte a imaginé d’autres barrages, notamment en Sicile, en Sardaigne ou encore dans la Tunisie voisine.

Herman Sorgël (1885 – 1952), architecte et journaliste allemand / DR.

Forcer les pays à investir dans la paix plutôt que la guerre

«Après la construction du barrage, l’évaporation générerait une nouvelle géographie modulable au moyen d’une sorte d’écluse», explique Wolfgang Voigt. Autrement dit, «l’Adriatique disparaîtrait dès que l’on aurait abaissé le niveau de la Méditerranée occidentale d’une centaine de mètres ; la Sardaigne et la Corse ne formeraient plus qu’une seule île ; la Sicile serait plus étendue et le détroit de Messine deviendrait un isthme». Dans cette nouvelle géographie, une dénivellation artificielle verrait le jour, «au niveau des trois barrages et à l’embouchure des grands fleuves : l’Ebre, le Rhône, le Po et le Nil», avec une «différence notoire entre anciens et nouveaux niveaux» qui pourrait être exploitée.

Herman Sorgël a envisagé un projet encore plus global, allant au-delà des barrages et envisageant une forme de centrale hydroélectrique naturelle incarnée par la Méditerranée elle-même. Ainsi, ce bassin serait la base du supercontinent africain-européen. Il en a développé l’argumentaire dans un premier livre, sorti en 1929 sous le nom «Le projet Panropa, faire baisser le niveau de la Méditerranée, irrigation du Sahara». Six autres ouvrages qui retiennent le nom d’Atlantropa appuieront la même idée.

Devilm25 / VulcanTrekkie45, CC

Dans un contexte d’instabilités politiques dans la région, entre les Deux guerres, la solution de paix préconisée par l’architecte n’est pas d’ordre politique, mais plutôt technologique. Le projet Atlantropa tient ses bases d’un réseau énergétique, dont le noyau serait une centrale hydroélectrique du barrage de Gibraltar pour alimenter toute l’Europe et l’Afrique à bas prix. Ce chantier aurait aidé aussi, du point de vue de son auteur, à créer de nouvelles terres irrigables et des espaces pour agrandir les territoires des pays, sans conflit impérialiste.

Pour Sorgël, il s’agit d’abord et avant tout de trouver un moyen pour que l’ensemble des pays de la région collaborent, surtout dans le vieux continent où la fin de la Première guerre mondiale (1914 – 1918) a laissé d’importantes tensions diplomatiques. Ainsi, la centrale serait gérée par une entité indépendante, habilitée à couper l’alimentation électrique de tout pays, si celui-ci constitue une menace pour la paix.

Un projet inspirant mais irréalisable de nos jours

À travers Atlantropa, Herman Sorgël a aussi imaginé un projet idéaliste à dimension solidaire entre pays, chacun devant investir des moyens humains et matériels dans ce cadre, au lieu de les allouer à de nouvelles guerres. Pour fédérer autour de ce grand chantier, il a mené une campagne médiatique dans la presse et la radio, de manière à mobiliser l’opinion publique. Mais les choses se sont passées différemment, dans les sphères politiques.

L’engouement populaire n’a finalement pas eu un répondant, au niveau politique. L’architecte n’aura donc pas réussi à gagner l’adhésion des décideurs. La montée du nazisme en Allemagne puis dans plusieurs pays d’Europe, ainsi que le fascisme en Italie et le franquisme en Espagne, a peu à peu réduit le projet d’assèchement de la Méditerranée au mirage. Avec la Seconde Guerre mondiale (1939 – 1945), la vision d’Atlantropa s’est de plus en plus éloignée de la réalité européenne et régionale, avant que l’après-guerre ne fasse avorter définitivement les aspirations de Herman Sorgël.

Architecte au Maroc contacté par Yabiladi, Karim Rouissi explique pour sa part que le contexte des années 1920 et 1930 renseigne beaucoup sur la vision d’Herman Sorgël.

«C’est l’ère de la modernité, où on croit en la science, en tout ce qui est nouveau et technologique ; mais c’est aussi une période où on s’est peu soucié de la nature et des questions écologiques. Aujourd’hui, un tel projet serait irréaliste et irréalisable, non pas pour des raisons techniques qui peuvent trouver du financement, mais pour des considérations environnementales.»

Karim Rouissi, architecte

L’architecte marocain souligne en effet que «dans la première moitié du XXe siècle, on s’est permis d’assécher des rivières ou des marais pour construire de grandes routes ou des cités, ce qui n’est plus dans l’ère du temps». Toujours est-il que ce projet «reste intéressant, de son point de vue utopique, car il retrace comment l’Homme a agi sur l’environnement pour dépasser parfois la nature». Pour Karim Rouissi, l’utopie sert justement à inspirer, à ouvrir les horizons de réflexion et d’analyse. «Elle permet de mettre en place des idées dont l’Homme rêve, puis la réalité devient un élément déterminant, mais elle est inspirante dans le questionnement sur l’avenir et le progrès», estime-t-il.


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