Des habitudes culinaires mauresques qui ont façonné la cuisine du quotidien

Des légumes, tels que les carottes ou les aubergines, font ordinairement partie de la préparation de certaines entrées appelées communément «kémias», ou encore de copieux repas comme les tajines. Ces préparations existent en plusieurs déclinaisons et sont exportées partout dans le monde. Il y a plusieurs siècles, elles ont été cuisinées de manière plus basique. A Al-Andalus et au Maghreb, un manuscrit du XIIIe siècle a décrit 475 recettes, où l’on apprend notamment comment des familles ont servi des «carottes en sauce», ou encore des aubergines frites.

Intitulé «Fiḍālat al-Khiwān fī Ṭayyibāt al-Ṭaʿām wa-l-Alwān» (Meilleur des aliments et plats délicieux d’Al-Andalus et al-Maghrib), l’ouvrage a été élaboré à Tunis vers 1260 par le chercheur andalou du XIIIe siècle Ibn Razīn al-Tujībī (1227-1293). Mais de nombreuses parties ont été perdues au début du XVIIe siècle, dans une région en proie aux mutations politiques : la péninsule ibérique alors christianisée depuis la Reconquête (722 – 1492) face à une région nord-africaine, où les dynasties musulmanes se sont succédées les unes après les autres, non sans violence.

Un livre de souvenirs sur les plats familiaux

Dans ce contexte et avec une grande amertume, Ibn Razīn al-Tujībī et sa famille ont été contraints de quitter Al-Andalus, dès la moitié du XIIIe siècle. Il élit domicile d’abord en Algérie, puis il s’installe à Tunis de 1259 jusqu’à sa mort, en 1293. C’est là-bas qu’il se lance dans le projet de son manuscrit. Bien qu’il soit l’auteur de nombreux ouvrages historiques et littéraires, l’érudit tombe dans l’oubli, d’autant que beaucoup de ses livres ont disparu, faute de conservation. Parmi sa riche bibliographie, son livre sur les habitudes culinaires survit miraculeusement à l’usure des siècles.

Plus qu’une source de documentation sur des pans de tout un mode de vie commun aux deux rives de la Méditerranée, l’ouvrage est imprégné de souvenirs personnels de l’auteur avec les mets de son enfance andalouse, telle une madeleine de Proust. «Son objectif était de préserver la belle cuisine avec laquelle il a grandi. Il voyait tout le monde fuir l’Andalousie craignant que tôt ou tard, les gens oublient cette cuisine qu’il connaissait et aimait», a indiqué l’historienne de l’alimentation originaire d’Irak, Nawal Nasrallah, qui a travaillé sur une version unique de ce livre.

Avant que la chercheuse ne puisse se pencher sur cet ouvrage, c’est le conservateur des manuscrits scientifiques arabes de la British Library, Bink Hallum, qui a réussi à exhumer toutes les parties manquantes, au hasard d’un travail sur les textes de pharmacologie arabe médiévale. Ce processus de longue haleine a été relaté sur la plateforme Atlas Obscura, qui raconte comment le grand libraire a découvert une copie datée approximativement entre les XVe et XVIe siècles, la plus ancienne existante actuellement.

Les deux spécialistes réussissent à reconstituer le puzzle, découvrant par la même occasion à quel point la préparation de certains mets qui ont fait la réputation de la Méditerranée ne s’est pas limitée géographiquement à la péninsule et à l’Afrique du Nord. Des variations sont identifiées jusqu’au Moyen-Orient, notamment en Egypte, traduisant l’influence des voyages de l’époque sur nos assiettes, comme l’influence des échanges économiques, maritimes, mais aussi celles des périodes de crise et de changements politiques au cours des siècles passés.

Depuis septembre 2021, la chercheuse irakienne a publié une version traduite vers l’anglais, complétée par un glossaire détaillé, des illustrations et 24 recettes modernisées qui ont puisé la base de leur préparation dans ces habitudes plusieurs fois centenaires. Au fur et à mesure des pages, les coutumes alimentaires communes qui y sont retracées permettent de mieux connaître certains usages des familles chrétiennes, juives et musulmanes andalouses.

Un manuscrit qui réunit la Méditerranée par ses plats

A Al-Andalus, juifs et musulmans se sont rejoints sur des interdits religieux liés à la consommation de certains aliments. Mais avant la mise en place de l’Inquisition par l’Eglise catholique en Europe à partir du XIIIe siècle, les trois communautés religieuses de la péninsule se sont retrouvées autour de beaucoup d’autres ingrédients introduits par les arabes venus d’Orient. On y retrouve «le riz, les aubergines, les carottes, le citron, le sucre, les amandes…», ont rappelé également les recherches de l’historienne américaine Olivia Remie Constable.

Le couscous, qui ancrera davantage sa réputation en Afrique du Nord, a aussi été préparé à Al-Andalus par les familles issues de différentes religions. Ceci a été le cas avant, dans le sud d’Italie et surtout en Sicile, jusqu’au XIIe siècle. «Même le couscous, largement considéré comme l’un des aliments les plus indicatifs parmi les mets « musulmans », était également consommé et apprécié par les chrétiens à la fin du Moyen-Âge et au début de l’Espagne moderne», a indiqué l’ouvrage de la chercheuse américaine, «To Live Like a Moor» (Vivre comme un Mauresque).

La montée de l’Inquisition, combinée à la Reconquista qui a pris fin avec la chute de Grenade en 1492, a poussé les familles juives et musulmanes à trouver refuge en Afrique du Nord. Dans les pays du Maghreb, elles ont perpétué leurs habitudes culinaires, influencées par les usages locaux, qui se sont inspirés eux-mêmes des us andalous pour façonner l’évolution de la cuisine quotidienne comme celle des grandes célébrations.

L’utilisation particulière des mêmes légumes, cuisinés de différentes manières, se croise non seulement avec des traditions gastronomiques, mais aussi avec les rituels de l’activité agricole de l’époque. A la fin du XIIIe siècle, des années après le manuscrit d’Ibn Razīn al-Tujībī, un «Traité de l’agriculture» a renseigné sur les légumes cultivés à Al-Andalus. Son auteur, le poète et agronome Ibn Luyūn (1282 – 1349) y a énuméré la laitue, la blette, les épinards, le chou ou encore le chou-fleur, tout en informant sur leur entretien et les saisons de leur plantation.

Des écrits arabes se sont intéressés également à la «filaha» andalouse, décrivant l’exploitation des olives, des fèves, des potagers de carottes, de concombres, d’aubergines, de cardons, d’artichauts, de pourpier et de nombreuses plantes aromatiques comme le basilic, le cresson, la marjolaine et le thym. Autant de saveurs qui ont traversé le temps et l’espace dans la Méditerranée.


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