«Prince parmi les esclaves» ou le captif africain libéré grâce au Maroc

Abd al Rahman Ibrahima Ibn Sori voit le jour en 1762 dans la ville de Timbo (l’actuelle Guinée), sous contrôle des tribus Fulbe (ou Fulani). Ces derniers étaient principalement des éleveurs de bétail musulmans dans cette région montagneuse d’Afrique de l’Ouest où le fleuve Niger prend sa source et se dirige vers l’est. Abd al Rahman était le fils d’Ibrahim Ibn Suri, chef de l’État islamique de Fouta-Djalon en Afrique de l’Ouest.

Dès son plus jeune âge, ce prince africain est envoyé dans la ville de Tombouctou (située au Mali), considérée à l’époque comme la destination des érudits dans le monde musulman ouest-africain. Il étudie alors les sciences islamiques avant de retourner dans son pays et superviser un bataillon de 2 000 combattants.

Selon le livre «Cent grandes figures de la nation de l’islam qui changèrent le cours de l’histoire», de l’écrivain et chercheur palestinien Jihad Turbani, ce prince se réveille une nuit de 1788 «pour la prière d’Al Fajr en découvrant que les Américains ont entièrement brûlé sa ville». Du jour au lendemain, il passe donc d’un prince respecté au statut de simple esclave, poursuit le livre.

Plus tard, Abd al Rahman Ibrahima Ibn Sori est conduit par les Américains à bord d’un navire vers l’Ohio, l’Etat américain du Midwest pour y travailler comme esclave dans la culture du coton américain, pendant 40 ans.

Un «prince parmi les esclaves»

Au propriétaire de la ferme, Thomas Foster, Abd al Rahman confiera qu’il est un émir et non pas esclave, et lui raconte l’histoire de son enlèvement. Mais l’Américain ne prête pas attention à ses paroles. Il se moque de lui et l’appelle même par le titre de «Prince parmi les esclaves».

En 1794, le prince de Fouta-Djalon épouse une fille nommée Isabella, également esclave travaillant dans l’une des fermes de l’Etat américain. Il enfante cinq fils et quatre filles. Et en dépit de sa vie difficile en tant qu’esclavage, le prince accorde une grande attention à la question des esclaves avec lesquels il travaille. Il commence même à leur apprendre à lire le Coran en langue arabe. Selon Jihad Turbani, Abd al Rahman est devenu un célèbre «imam des musulmans à l’Ohio au point qu’il devint très connu parmi les esclaves de l’ensemble des États-Unis».

Les dirigeants américains découvriront l’identité du prince grâce à un chirurgien irlandais qui a été assisté par le prince lors d’une visite en Guinée. L’Irlandais travaillait sur un navire anglais qui quitta l’Afrique de l’Ouest en l’abandonnant. Souffrant, il se rend dans la ville de Timbo, où le père d’Abd al Rahman l’accueille pendant six mois. Il ne quittera le pays qu’une fois sa santé rétablie. L’Etat de Fouta-Djalon met même à sa disposition un navire pour l’amener aux États-Unis.

Illustration représentant Abd al Rahman Ibrahima Ibn Sori. / Ph. DR

Redevable à la famille régnante dans cet Etat d’Afrique de l’Ouest, le chirurgien tente de retourner la faveur en proposant d’acheter Abd al Rahman à son maître américain. Mais ce dernier devenu l’un des plus riches du Mississippi en raison des énormes profits tirés de sa production de coton, refuse l’offre. L’Irlandais ne lâche pas l’affaire. Il adresse une lettre écrite par Abd al Rahman Ibrahima Ibn Sori où le prince décrit en langue arabe sa souffrance et sa vie de l’esclavage au sénateur américain et gouverneur du Mississippi, Andrew Marschalk.

En 1826, ce sénateur envoie une copie de cette lettre à la capitale fédérale à Washington, attirant l’attention du sénateur américain Thomas Reid. Etant donné que la lettre était rédigée en langue arabe, ce dernier l’envoie à son tour au consulat des États-Unis au Maroc, pensant qu’il s’agit d’un ressortissant du royaume chérifien.

Le geste humanitaire de Moulay Abderrahmane

Bien que Abd al Rahman n’ait aucun lien avec le Maroc, le sultan alaouite Moulay Abderrahmane (1789-1859), est profondément touché. Il s’adresse alors au président américain John Quincy Adams, l’exhortant de libérer le prince guinéen. La demande du sultan du Maroc est acceptée par le président américain, à condition qu’Abd al Rahman retourne en Afrique et ne reste pas sur le territoire américain.

Seulement, le prince ne pourra guère savourer sa liberté, puisque la décision de sa libération n’inclut que sa femme. Ses neufs enfants demeurent donc esclaves. Une raison pour laquelle le prince tente de collecter des fonds aux États-Unis pour libérer ses enfants. Lui et sa femme multiplieront alors les sorties dans la presse à travers notamment des conférences. Ils frapperont même aux portes de certains hommes politiques.

Le sultan Moulay Abderrahmane. / Ph. DR

Malheureusement, les autorités américaines mettront fin à ses tentatives, considérant que le prince avait violé les termes de l’accord de sa libération. Il est alors déporté vers le Libéria en 1829 tout seul, sans sa femme ni ses enfants. Abd al Rahman ne réalisera jamais son rêve de voir ses enfants libres. Il décède, peu après son arrivée en Afrique, à l’âge de 67 ans. Son épouse Isabella continue son combat aux Etats-Unis mais ne parvient à libérer que deux de leurs enfants.

En 1976, le célèbre Terry Alford, professeur d’histoire américaine, écrit un livre sur Abd al Rahman, intitulé «Prince parmi les esclaves» dans lequel il retrace la vie de ce prince à partir des documents historiques et des témoignages de ses contemporains. En 2007, la réalisatrice Andrea Kalin sort un film documentaire portant le même titre retraçant la vie du prince de l’Etat de Fouta-Djalon.


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