Quand le Maroc a failli se transformer en royaume des Taïfas [1/5]

Avant l’avènement des Alaouites vers 1631, le Maroc sous les Saadiens était divisé en plusieurs zones d’influences. Des Etats contrôlés notamment par deux puissantes zaouias berbères : Celle de Dila, au centre, et celle des Illighs au sud. Quelque part dans l’ouest, la République de Salé était arrivée à son apogée, au moment où les sultans saadiens ne contrôlaient que Marrakech et une partie du Nord, vers Tanger. Même Tétouan était alors gouvernée par la puissante famille des Naqsis.

Pour retracer cette histoire dans laquelle le Maroc avait failli se transformer en une deuxième Andalousie à l’époque des royaumes des Taïfas, un retour au XVII siècle s’impose. Vers 1566, Sidi Aboubakr ibn Mohammad As-Sanhaji Al-Mejjati réunit ses disciples berbères en confrérie religieuse appelée la Zaouia de Dila, ayant d’abord élu domicile au sud-est d’Aït Ishaq (province de Khénifra). Alors qu’elle jouait seulement un rôle religieux et social au début de son existence, entretenant ainsi des relations cordiales avec le pouvoir saadien, la Zaouia de Dila se transformera ensuite en une entité à part entière, influençant la vie politique, religieuse et même littéraire du Maroc du XVII siècle.

Du social à la politique et du coran à l’épée

Nous sommes en 1603. Dès la mort d’Ahmed Al Mansour, 6ème sultan saadien, la dynastie au pouvoir est divisée sur fond de courses au pouvoir entre ses fils. «Sur le plan religieux, cette période est surtout marquée par la naissance de plusieurs zaouias qui étaient toutes des stations religieuses pour réciter le Coran et certains hadiths», racontent Charif Hidaya et Ismail Ait Abderrafie, citant Mohamed Hajji et son œuvre «La Zaouia de Dila et ses rôles religieux, scientifiques et politiques» (Editions Ennajah, 1988). L’apparition des Zaouias en tant que centres destinés à accueillir et à nourrir les Marocains nécessiteux date, elle, de l’époque du sultan almohade Yaacoub Al Mansour.

Des ruines de la Zaouia de Dila près de Khénifra. / Ph. DR

La Zaouia en profitera pour bâtir «une solide réputation basée sur leur prestige religieux, leur générosité, ainsi que leur aptitude à dénouer des différends de pacages entre pasteurs transhumants imaziġen du Moyen-Atlas», écrit Michel Peyron, dans un article paru dans l’Encyclopédie berbère.

«Du temps de [Abu Bakr ben Muḥammad El Mejjati Es-sanhaji], ainsi que sous son successeur, tous deux tenants du conformisme soufi, la Zaouia se cantonna dans ses fonctions classiques d’enseignement coranique, d’arbitrage des conflits, et d’hospitalité aux voyageurs. Au fil des années, cependant, (…)s’était façonnée une véritable trame de solidarité et d’entraide, laquelle, débordant le cadre du seul Moyen-Atlas, englobait l’ensemble du pays amaziġ, y compris la Haute Moulouya et le Haut-Atlas oriental jusque sur son versant sud.»

Extrait de «Dila», article publié par Michel Peyron dans l’Encyclopédie berbère

La Zaouia de Dila entamera ainsi sa transformation déjà enclenchée par la construction d’un lieu, portant aussi le nom de Zaouia tout comme la confrérie, près de Taghoulit (province d’Azilal). Avec l’arrivée de Mohammad Al Hajj, troisième chef depuis la fondation de la Zaouia de Dila, cette dernière déclare la rébellion ouverte contre le pouvoir central saadien à partir de 1638. Lors de la bataille de l’Oued L’Abid en 1638, Mohammed Al Hajj bât même les Saadiens.

Le royaume vers 1600. / Ph. DR

Un Etat régnant sur une bonne partie du royaume

Il construit une nouvelle Zaouia de Dila, vers Sidi Ishaq, sur l’actuelle route reliant Khénifra à Kasbat Tadla. «La situation justifie la création d’une base arrière solide et la constitution d’une armée, compte tenu de la vacance du pouvoir central au Maroc, suite au déclin des Saadiens, et au morcellement du pays en fiefs rivaux sous la tutelle des chefs tels que El Ayyachi  Abou Hassan Es-Semlali, ou les Churfas filaliens. Une deuxième zaouia est aussitôt créée sur le site de l’actuelle Zaouia des Ayt Ishaq, ainsi qu’une ville fortifiée», raconte Michel Peyron.

Mohammad Al Hajj «tenta la fondation d’une dynastie berbère avec l’appui des [Sanhajas] du [Fès] et du Moyen Atlas, une tentative [ayant] failli d’ailleurs réussir», indique un article des «Archives Berbères», une publication du Comité d’Études Berbères de Rabat (Volume II – Fascicule 3, 1917).

«Mohammed Al Hajj régna à Fez et sur le Nord-Ouest marocain pendant une trentaine d’années environ ; il est certain qu’entre la dynastie Saadienne qui s’éteignait a Marrakech avec Abou Al Abbas Ahmed Ben Zidan et celle des Filala qui commençait à [apparaître] avec Mohamed Ali Chrif de Sijilmassa, la dynastie des Dilaite faillit soumettre une seconde fois le Maroc aux Berbères Sanhajas qui avait déjà régné avec la dynastie Almoravide.»

Extrait des «Archives Berbères»

Après la prise de Meknes, puis Fès en 1641, les troupes de la Zaouia de Dila arrivent même jusqu’au port de Safi, contrôlant ainsi une bonne partie du commerce anglais et hollandais qui transitait par ce port à l’époque. Il aurait fallu à Mohammed Al Hajj d’évincer un autre rival, El Ayyachi et de s’allier avec les Morisques de Salé, permettant ainsi à la Zaouia de Dila de s’imposer comme Etat berbère à part entière.

La zaouia de Dila était située près de Aït Ishaq (province de Khénifra). / Ph. DR

Mohammed Al Hajj, sultan de Fès jusqu’en 1663

Profitant de l’emprise de son Etat sur une partie de la façade maritime du royaume et sur les voies caravanières entre le Tafilalet et le Saïss, Mohammed Al Hajj s’autoproclamera même à Fès en tant que sultan en 1659. De quoi irriter Moulay M’hammed, frère de Moulay Rachid et fils de Moulay Ali Chrif, qui adressait même une lettre au nouveau sultan.

«Les feux de discorde que vous avez rallumés de leurs cendres vous dépassent. Aussi bien le peuple du Maroc ne vous reconnaît-il à vous, gens de Dila, que la capacité de servir des plats de bouillies entre vous. Vous mangez de la bouillie tandis que nous mangeons, nous, du couscous. Entre vous, vous rivalisez de poèmes impossibles à écouter tant ils sont horribles. Quant aux sciences, nous vous en concédons équitablement l’apanage, tant que vous ne visez par elles que la jurisprudence ou un salaire d’enseignant.»

Lettre de défi adressée par Moulay M’hammed à Mohammed Al Hajj, citée par Ahmad ibn Khalid al-Nasiri dans son œuvre Al-Istiqsa

Et le déclin de la Zaouia de Dila commencera. Les Dilaïtes renonceront, en effet, à garder Fès comme capitale dès 1663, incapables de s’affirmer sur le nord-est du pays et sur les côtes atlantiques. Parallèlement, et entre 1664 et 1666, les Alaouites mettent fin à leurs querelles intestinales et s’unifient autour de Moulay Rachid. L’accession au trône de ce dernier, en 1666, marqueront un tournant décisif puisque le nouveau sultan alaouite lancera une grande opération visant à l’unification du Maroc. La zaouia de Dila perdra tout pouvoir politique en 1668 à l’issue de la bataille de Btan Romman, opposant alaouites et Dilaïtes qui essayeront un échec mémorable. Les adeptes de la Zaouia sont ainsi exilés vers Fès ou Tlemcen, comme le rapporte Jaouad Tebbaâi dans Al Hewar Al Moutamaddin. Selon ce dernier, Moulay Rachid ordonnera même de «détruire la nouvelle et l’ancienne Zaouia».

Portrait de Moulay Rachid. / DR

La Zaouia tentera à nouveau de renaître de ses cendres en 1677, avec un soulèvement des tribus amazighes, orchestré par Aḥamad Ben Abdallah, petit-fils de Mohammad Al Hajj avec l’appui des Turcs avant que l’influente confrérie ne soit enfin rasée en 1696 par Moulay Ismail.


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