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Mahi Binebine se confie sans retenue

En vue d’une écriture de l’histoire littéraire africaine et du rapprochement des imaginaires entre le Maroc et les autres pays du continent, Mahi Binebine se prête au jeu de nos questions-réponses. Entretien.

Comme la plupart des gens, je ne connaissais Mahi Binebine qu’à travers ses œuvres que je ne peux m’offrir qu’avec les yeux. Je n’ai pas encore lu ses livres et son engagement social, je le suis au rythme des publications de ses centres culturels qui remontent sans cesse sur le fil d’actualité de mes réseaux sociaux. Mon idée à son sujet était tout à fait neutre, ne sachant pas à quel type d’ego j’allais devoir me heurter. Mais maintenant, je sais. J’ai rencontré un homme de cœur et d’esprit. Un homme souriant et éloquent dont le capital sympathie m’a donné cette impression de déjà-vu. Un peu comme si je le connaissais depuis très longtemps.

De notre rencontre, de la spontanéité de ses réponses à mes questions, de ses pensées clairement exprimées, de son humour subtil et bienveillant, empreint d’autodérision, j’en ai conclu que c’est un homme qui a su utiliser son art pour explorer les réalités sociales et politiques de notre pays. Que ses œuvres, qu’elles soient sous forme de romans, de peintures ou de films, nous offrent une vision personnelle et très profonde de notre société d’aujourd’hui. Il m’est difficile de décrire Mahi Binebine tant l’homme de Lettres qu’il est, joue au corps à corps avec les mots et l’image.

Cet homme qui habille la fiction de réalité a décrit la mémoire, l’identité et l’exil. Aujourd’hui encore, il nous offre un évènement sans précédent avec la toute première édition d’un Festival consacré à la littérature africaine. Il y rend hommage à l’Afrique, d’une part, et aux personnes qui l’accompagnent dans cette nouvelle aventure, d’autre part. Et nous, nous avons donc saisi cette occasion pour le rencontrer, lui poser les questions qui nous brûlent les lèvres et auxquelles l’auteur, l’artiste et le philanthrope qu’il est, a répondu sans détours.

Avant de le réaliser, vous en aviez rêvé, de ce festival du livre africain au Maroc. Expliquez-nous comment vous est venue cette idée et pourquoi un tel rêve ?

Un tel rêve vient du fait qu’à chaque fois que j’ai rencontré des Africains intéressants, ce n’était jamais au Maroc, à Dakar ou à Ndjamena. Je les ai toujours croisés à Paris, New York ou Berlin. C’est alors que j’ai pensé à ce célèbre proverbe, bien de chez nous, « où est ton oreille, mon oreille est là !» (rires). Il est temps de rencontrer mes voisins chez moi… ou chez eux. Vous savez, j’ai découvert des plasticiens comme Malick Sidibé à la Fondation Cartier. J’ai rencontré des musiciens comme Youssou N’dour au tristement célèbre Bataclan. Pourquoi ne pas créer cette synergie chez nous ? Finalement, nous sommes toute une équipe à avoir rêvé ce festival. Un rêve qui a démarré il y a 9 mois de cela. Et si ça a pris…, c’est que finalement, il y avait une réelle demande de rencontre.

Comment avez-vous sélectionné les auteurs et les livres à présenter lors de cet événement ?

On a évidemment choisi les penseurs africains que l’on aime. On a tenté les poids-lourds comme Le Clézio, il a tout de suite dit oui. On a contacté Achille Mbembe, il a dit oui. Et vous savez, quand il y a des locomotives comme ça, les autres auteurs acceptent rapidement. Nous avons pu rassembler une quarantaine d’auteurs en quelques semaines, et avec autant de réponses positives, on a lancé le FLAM.

Comment, selon vous, un écrivain peut-il s’éloigner de son pays d’origine et continuer à s’en inspirer ? Cela ne risque-t-il pas d’affecter son prisme lorsqu’il s’agit de penser l’Afrique et de l’écrire ?

Quand on est dans la montagne, on ne voit pas la montagne, mais quand on s’en éloigne, on la voit mieux. J’ai passé 23 ans en dehors du Maroc et tous mes livres racontent le Maroc. J’ai écrit sur l’esclavage dans «Le sommeil de l’esclave», sur l’abus de pouvoir au temps des années de plomb, sur l’immigration clandestine, sur le terrorisme aussi… En fait, on discerne mieux nos défaillances quand on les observe de loin.

Au Maroc, on peut déplorer l’indisponibilité des œuvres africaines dans nos librairies. En ce sens, est-ce que le FLAM pourra rapprocher le lecteur de l’auteur, et l’auteur de l’éditeur ?

Bien sûr ! Déjà le Marocain ne lit pas. Moi, si je vends deux ou trois mille exemplaires au Maroc, c’est considéré comme un best-seller (rires). Ailleurs, ce serait un flop ! Aussi, nous avons choisi de créer cet événement aux Étoiles de Djemaa El Fna, le 5e centre que nous avons ouvert (deux autres verront bientôt le jour), justement pour inciter les jeunes à venir écouter les maîtres et s’imprégner de cette culture africaine qui fait partie de nos racines, et dont on s’est malheureusement éloignés. Et je suis très content de pouvoir présenter à nos jeunes «comment on voit l’avenir».

Comment le FLAM pourrait-il contribuer à la promotion de la culture africaine et de son écriture, et comment comptez-vous encourager les jeunes talents ?

De différentes manières ! Pour la prochaine édition, exemple, nous venons de signer un partenariat avec TV5 pour décerner le prix de la Nouvelle. En créant des concours de Nouvelles, nous allons donc impliquer les jeunes. Lors de cette édition, nous allons également leur présenter la crème de la crème de l’intelligence africaine. Ils pourront assister à des petits déjeuners de palabres, des tables rondes, des ateliers, etc…

On constate, en Occident, un réel engouement pour les livres et auteurs d’origine africaine. Pourquoi, à votre avis, sont-ils autant plébiscités ?

D’abord, parce qu’ils sont bons. Ensuite, parce qu’ils parfument la littérature occidentale de sagesse africaine, de couleurs, d’odeurs, de soleil… Un autre imaginaire riche en frissons ! L’auteur africain se sent investi d’une mission «donquichottesque» de redresseur de tort. À l’inverse de son homologue occidental, il n’a pas trop de temps pour regarder son nombril ! Par ailleurs, il faudra s’habituer à les voir rafler de grands prix littéraire…

Vous dites vouloir, à travers le FLAM, lever le silence sur des sujets tabous qui nous ont séparés. À quoi doit-on s’attendre ?

Certains Marocains sont racistes. Il faut reconnaître que le mot «noir» a longtemps été une insulte au Maroc (azzi, hartani, balala, etc.). Et ce racisme provient d’un passé esclavagiste dont nous allons devoir débattre en toute transparence avec nos amis africains. Corriger ce qui peut l’être, et avancer. Dans «Le sommeil de l’esclave», mon premier roman, je raconte l’histoire de dada. Tout le monde a eu une dada ! Et la dada, c’est cette esclave que nous avons hérité de nos grands-pères ! Quelle horreur, «hérité» ! J’avais abordé ce sujet, il y a 30 ans… Aujourd’hui, nous devons crever l’abcès et reconnaître que tout cela n’était pas glorieux…

Aujourd’hui, le gouvernement marocain défend les «racines» africaines du Maroc et sa réputation de terre d’accueil. Cependant, les résidents issus des pays d’Afrique subissent encore les affronts d’un passé esclavagiste. Comment  pourrait-on faire table rase d’un passé douloureux ?

On ne va pas en faire table rase. On va parler et on va corriger ! On va dire «il nous faut une loi pour condamner le racisme, comme partout ailleurs dans le monde». On peut avancer dans ce sens. Personnellement, je préfère l’éducation à la répression. Éduquer, éduquer les jeunes, surtout. Et c’est ce que nous faisons au travers de nos cinq centres qui comptent 1.000 gamins chacun, et auxquels je ne cesse de répéter que le respect de l’autre est fondamental. Certes, 5.000 jeunes, ce n’est rien à l’échelle d’un pays. Mais je suis comme le colibri qui a essayé d’éteindre le feu de forêt par un petit pipi, et qui a répondu ceci aux autres oiseaux fuyards qui le raillaient : «Moi au moins, j’ai fait quelque chose» !

Nous savons que l’immigration clandestine est animée par une quête d’espoir, de liberté et d’une vie meilleure. Comment comptez-vous aborder la question avec les écrivains de la diaspora africaine ?

On va expliquer aux jeunes que l’Afrique est un continent jeune… Un continent intelligent… Un continent beau ! Cependant, l’Afrique, c’est aussi un continent qui a d’énormes problèmes parce que désorganisée. Aujourd’hui, on doit commencer par essayer de faire rêver les jeunes chez eux. Il y a vingt ans, j’ai écrit un roman qui s’appelle «Cannibales» et dans lequel je raconte l’histoire d’une bande d’Africains qui essaient de partir… Je voulais comprendre ce qui les poussait à prendre autant de risques. Mon constat, c’était qu’ils ne rêvent plus chez eux… En dehors du problème de l’eau, le déplacement des populations est le problème du siècle. En conséquence, ce que nous essayons de faire aujourd’hui par le biais de nos centres, c’est de «faire rêver les jeunes chez eux». Évidemment, il faudrait que tout le monde s’y mette. Et ça, ce n’est pas gagné d’avance !

Du 9 au 12 février, la Ville ocre sera le théâtre du Festival du livre africain de Marrakech et de la 4e édition du 1-54. Est-ce le fruit du hasard si les deux évènements se déroulent en même temps ?

Pas du tout, on s’est concerté, ma copine Touria El Glaoui et moi. On s’est mis d’accord qu’on s’adosserait l’un à l’autre. On va donc organiser des rencontres entre plasticiens et auteurs, de manière à créer une synergie. On va vraiment rendre Marrakech, allez, osons le dire, une ville où la culture est capitale !

Khadija Dinia / Les Inspirations ÉCO




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