ActualiteLe Matin

L’historien Nabil Mouline décrypte les «Drapeaux du Maroc» (Entretien)

[ad_1]

Le Matin : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre sur les drapeaux du Maroc ?

Nabil Mouline :

Convaincu que l’histoire, en tant que ressource idéelle inépuisable, constitue l’ossature du commun marocain, je m’efforce depuis plusieurs années d’en faire une réalité quotidienne pour nos concitoyens, notamment en jetant de nouvelles lumières sur les personnages, les événements, les institutions et les objets qui ont façonné les passés et le présent du Royaume. Et il va sans dire que le drapeau avait toute sa place dans ce processus.

Drapeaux du Maroc de Nabil Mouline : redécouvrir l’histoire plurielle du Maroc

Emblème à la fois visible, maniable et chargé d’une force allégorique, cet instrument d’identification et de pouvoir est bien plus qu’un simple morceau de tissu. Véritable point d’entrée pour appréhender l’évolution d’une société, l’histoire du drapeau se révèle doublement utile, notamment dans le cas du Maroc. Elle permet de découvrir la trajectoire plurielle du pays et de renforcer la conscience de soi à travers une assimilation «sensorielle» du symbole le plus populaire de notre espace social.

Ce livre présente un panorama de l’histoire du Maroc à travers son emblème le plus emblématique. En effet, les drapeaux peuvent être considérés comme des fenêtres qui permettront aux lectrices et lecteurs de découvrir les différentes facettes de notre expérience collective à travers le temps et l’espace. Les changements politiques, les ruptures religieuses, les mutations culturelles et les métamorphoses artistiques se donnent toujours à voir à travers le drapeau.

Comment vous y êtes-vous pris pour vos recherches ?

Pour aborder mes recherches, j’ai reconnu d’emblée la complexité inhérente à l’étude d’un objet aussi symboliquement chargé que le drapeau marocain. La première étape, souvent la plus ardue dans toute recherche historique, s’est avérée encore plus délicate en raison de l’importance cruciale de cet emblème. Il a fallu redoubler d’efforts pour surmonter les silences des sources locales et éviter tout écueil potentiel.

Conscient de cette nécessité, j’ai entrepris une préparation minutieuse en amont afin de rendre l’ensemble accessible tout en préservant la rigueur historique. Cette démarche a impliqué une exploration assidue de nombreux dépôts d’archives répartis en Espagne, en France, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis et en Turquie. Ce processus m’a permis de recueillir une diversité impressionnante de sources, allant des documents littéraires aux sources matérielles telles que des drapeaux anciens, des fragments de tapisserie, des échantillons de tissu, des enluminures, des atlas maritimes, des gravures, des tableaux, des cartes postales, des photographies, des illustrations et divers artefacts.

Cette variété de sources s’est révélée cruciale, constituant une matière première abondante et fiable. Bref, ma démarche de recherche s’est caractérisée par une exploration méthodique et exhaustive de toutes sources disponibles afin de garantir une compréhension approfondie et nuancée de l’évolution complexe des drapeaux à travers l’histoire.

Combien de temps a nécessité la confection de cet ouvrage ?

En réalité, l’idée de ce projet a germé dans mon esprit il y a presque une dizaine d’années. J’ai entamé des recherches que je qualifierais de basse intensité, car d’autres projets étaient en cours. Le travail intensif, combinant recherche documentaire, mise en perspective, problématisation, validation d’hypothèses lors de séminaires et colloques, ainsi que la phase de conception et de rédaction, a commencé il y a plus de deux années et demie. Il convient également de souligner les efforts supplémentaires déployés pour trouver une mise en page à la hauteur de cet objet, contribuant ainsi à l’ensemble du processus créatif.

Quelle approche avez-vous adoptée pour parler des drapeaux marocains ?

Mon approche s’inscrit simultanément dans le cadre de la sociologie historique et de l’histoire sociologique, car cela permet de concilier la prise en compte du poids des structures et les stratégies des acteurs tout en encourageant la dimension comparative lorsque cela s’avère possible et surtout utile. Concrètement, j’ai considéré le drapeau comme un objet social total : une entité concrète dont les origines, la symbolique et les métamorphoses permettent de dévoiler et de décrypter, sur la longue durée, différents aspects de la société marocaine.

Réaliser un tel objectif implique l’articulation de plusieurs supports : un récit rigoureux, équilibré, châtié et soutenu de notes, des illustrations originales ou des scènes reconstituées, des images, des portraits, des cartes et des pièces d’archives de différentes origines. Une telle synergie permet à la fois d’aiguiser l’esprit critique, de catalyser l’imaginaire et de combler le déficit visuel pour faciliter le processus d’appropriation des lectrices et des lecteurs.

Dans votre livre vous retracez les parcours des drapeaux marocains, est-ce que vous pouvez-nous en parler brièvement ?

L’évolution des drapeaux au Maroc à travers les siècles est étroitement liée aux péripéties politiques, religieuses et économiques qui ont façonné l’histoire du pays, particulièrement depuis l’avènement de l’État marocain avec les Almoravides au XIe siècle. Allant bien au-delà d’un simple étendard, le drapeau a constamment fonctionné comme un instrument de pouvoir, reflétant les aspirations et la légitimité que chaque dynastie cherchait à établir.

Dans leur quête de légitimité politique et religieuse, les fondateurs de Marrakech, première capitale d’un Maroc unifié, prêtent serment d’allégeance aux califes abbassides, adoptant ainsi un drapeau noir orné de la profession de foi dorée. C’est le premier insigne dynastique connu pour ainsi dire.

Les Almohades, au XIIe siècle, adoptent une approche plus radicale en s’autoproclamant les héritiers exclusifs de la dignité califale, introduisant ainsi une nouvelle sémantique du pouvoir au Maroc. Dans la continuité des Omeyyades d’Andalousie et des Fatimides, fervents promoteurs de la monarchie universelle en Afrique du Nord, les Almohades choisissent un drapeau blanc, appelé le «Victorieux,» symbolisant leur indépendance, centralité, sacralité et ambitions impériales. Cet emblème de pouvoir devient si essentiel dans le dispositif de légitimation que les dynasties successives, notamment les Mérinides, les Wattassides et les Zaydanides (les Saadiens de l’histoire traditionnelle), n’hésitent pas à l’adopter. En résumé, le «Drapeau Victorieux» demeure l’emblème par excellence des dynasties marocaines pendant cinq siècles.

Quels sont les symboles ou significations qui reviennent dans les drapeaux du Maroc ?

En tant qu’instruments de pouvoir, les drapeaux du Maroc ont été confectionnés avec énormément de soin pour délivrer des messages politiques et religieux bien précis. Outre la couleur et la forme, les communicants des différentes dynasties ont mobilisé les ornements végétaux, les entrelacs géométriques, les signes cosmiques, la calligraphie des animaux à forte valeur symbolique (lions, aigles, tigres, serpents, etc.) non seulement pour embellir ses bouts de tissu, mais surtout pour prouver la pré-éminence de la maison régnante, la sacralité de ses ambitions et inciter les sujets à l’obéissance. Mais les motifs les plus populaires demeurent les polygones étoilés qui renvoient souvent aux idées de fertilité, santé, union, force, pouvoir, plénitude, guidance, élévation, etc. Alliant épaisseur mystique et qualités esthétiques, ces corps célestes s’imposent petit à petit dans les mondes du sacré, de la littérature et de l’art, notamment au Maroc. Si une large palette d’astres a été utilisée par les artistes pour décorer différents supports à l’instar des drapeaux, trois d’entre eux se sont distingués tout particulièrement pour des raisons pratiques, artistiques et idéologiques : le pentagramme, l’hexagramme et l’octagramme. L’histoire et la symbolique de chacun d’entre eux sont décortiquées dans le livre !

Pourquoi le drapeau du Maroc est-il rouge et vert ?

Après avoir pris les rênes du pouvoir dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les Alaouites ont d’abord arboré un drapeau vert. Cependant, ne parvenant pas à en monopoliser l’usage, ils ont ultimement opté pour un drapeau rouge, inspiré des corsaires de Rabat. Ainsi, la nouvelle dynastie se dote de deux emblèmes distincts : le vert reflétant son autorité religieuse et le rouge son pouvoir politique.

Concomitamment en Europe, les évolutions vers la formation d’États-nations ont engendré un changement dans la conception des drapeaux. Désormais, chaque entité politique doit posséder son propre emblème, ne représentant plus la centralité d’une dynastie, mais plutôt les valeurs et les aspirations nationales. L’Europe, par sa supériorité idéologique et organisationnelle, impose progressivement cette norme au reste du monde.

Au Maroc, cette influence se matérialise par l’adoption graduelle du drapeau rouge comme symbole étatique à partir du début des années 1870 comme le démontrent de nombreuses sources littéraires et iconographiques aisément consultables dans l’ouvrage. De plus, les premiers textes nationalistes du début du XXe siècle consacrent le drapeau rouge comme l’emblème national par excellence en incitant les Marocain(e)s à s’unir autour de lui pour préserver l’indépendance de l’Empire.

Après l’établissement du protectorat en 1912, le drapeau étatique subit une modification en 1915 avec l’ajout d’un pentagramme vert. C’est le drapeau actuel, rapidement adopté par les différentes factions du mouvement national dans les années 1930, soulignant l’ancienneté et la continuité de la nation marocaine. En 1947, la monarchie l’adopte à son tour, faisant du drapeau rouge frappé d’une étoile verte l’emblème national par excellence du Maroc. n


Continuer la lecture

Afficher plus
Bouton retour en haut de la page