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Quelle prochaine étape pour la mondialisation ?

Le grand récit auquel s’appuie le système actuel de l’économie mondiale est en plein rebondissement de l’intrigue et va s’en trouver profondément modifié. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce qu’on nomme l’ordre international libéral repose sur la libre circulation des biens, des capitaux et des services financiers, mais ce dispositif semble aujourd’hui de plus en plus anachronique.

L’organisation d’un marché, quel qu’il soit, a besoin de grands récits – des histoires que nous nous racontons pour comprendre le fonctionnement du système. C’est encore plus vrai pour l’économie mondiale, car à la différence d’un pays, le monde ne dispose pas d’un gouvernement central édictant les règles et garantissant leur respect. Pris ensemble, ces récits contribuent à la création et au maintien des normes qui conservent le système en bon ordre et en état de fonctionnement, qui disent aux gouvernements ce qu’ils doivent et ne doivent pas faire. Lorsqu’elles sont intériorisées, ces normes apportent aux marchés mondiaux un soutien que ne peuvent apporter ni les juridictions internationales, ni les traités commerciaux, ni les institutions multilatérales.

Ces grands récits du monde ont changé de nombreuses fois dans l’histoire. Au temps de l’étalon-or, mis en place à la fin du XIXe siècle, on considérait l’économie mondiale comme un système capable de s’ajuster et de s’équilibrer tout seul, pour la stabilité dont le meilleur outil était la non-ingérence des Etats. Liberté de circulation des capitaux, liberté des échanges commerciaux et politiques macroéconomiques appropriées permettraient, pensait-on, de meilleurs résultats à l’économie du monde comme à celle de chaque pays.

La crise de 1929 et l’effondrement de l’étalon-or mirent à mal le récit des marchés bienveillants. Le régime de Bretton Woods, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, qui comptait sur une gestion macroéconomique keynésienne pour stabiliser l’économie mondiale, donnait à l’Etat un rôle beaucoup plus important. Seul un solide État-providence pouvait garantir une assurance sociale et un soutien à ceux qui étaient victimes des défaillances de l’économie de marché.

Le système de Bretton Woods transforma aussi les rapports entre intérêt mondial et intérêt national. L’économie du monde, bâtie sur un modèle d’intégration superficielle, était subordonnée aux objectifs de plein-emploi national et d’instauration de sociétés équitables. Grâce au contrôle des capitaux et à un régime souple d’échanges commerciaux internationaux, chaque pays pouvait créer les institutions sociales et économiques les mieux adaptées à ses préférences et à ses besoins.

Le récit néolibéral de l’hypermondialisation, devenu dominant dans les années 1990, avec sa préférence pour une intégration économique en profondeur et pour la libre circulation des flux financiers, constituait à bien des égards un retour au récit de l’étalon-or et des marchés bienveillants, capables de s’ajuster tout seuls. Il reconnaissait néanmoins aux Etats un rôle capital: faire respecter les règles qui, dans chaque pays, rendaient le monde plus sûr pour les grandes entreprises et les grandes banques.

Les avantages des marchés bienveillants étaient censés s’étendre au-delà de l’activité économique. Les gains économiques de l’hypermondialisation, pensaient les néolibéraux, allaient permettre d’en finir avec les conflits internationaux et consolider les forces démocratiques de par le monde, notamment dans les pays communistes comme la Chine.

Le récit de l’hypermondialisation ne contestait pas l’importance de l’équité sociale, de la protection de l’environnement et de la sécurité nationale, pas plus que la responsabilité des Etats pour y parvenir. Mais il partait de l’hypothèse que ces objectifs pouvaient être atteints sans que les instruments mis en œuvre par les politiques nationales n’interfèrent avec la liberté des échanges commerciaux et des flux financiers.

Pour le dire autrement, il devenait possible d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Et si les résultats étaient décevants, comme il s’est avéré, la faute n’en revenait pas à l’hypermondialisation mais à l’absence de politiques complémentaires ou d’accompagnement dans les autres domaines.

L’hypermondialisation, en perte de crédit et d’effectivité depuis la crise financière de 2008, a finalement échoué, faute de pouvoir résoudre ses propres contradictions. Au bout du compte, les Etats, qui avaient donné au monde de l’entreprise le pouvoir d’écrire le récit avaient peu de chances de persuader ces mêmes auteurs de soutenir les programmes sociaux et de protection de l’environnement.

Aujourd’hui, le monde abandonne l’hypermondialisation, et l’on ne peut dire avec certitude ce qui la remplacera. Parmi les cadres de politique économique qui émergent, il en est un, que j’appelle le «productivisme», qui met l’accent sur le rôle de l’Etat dans la lutte pour la résorption des inégalités, la santé publique et la transition vers une énergie propre.

En plaçant en première ligne et au centre ces objectifs négligés, le productivisme réaffirme les priorités politiques intérieures sans pour autant faire preuve d’hostilité à l’égard d’une économie mondiale ouverte. Le régime de Bretton Woods a montré que des politiques qui soutiennent la cohésion des économies nationales peuvent aussi contribuer à l’encouragement des échanges internationaux et des flux de capitaux à long terme.
Un autre paradigme émerge, qu’on pourrait appeler hyperréalisme, en référence à l’école «réaliste» dans les relations internationales.

Ce récit met l’accent sur la rivalité géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine et applique aux relations économiques entre grandes puissances une logique de jeu à somme nulle. Le cadre conceptuel hyperréaliste considère l’interdépendance économique non comme une source de gains mutuels, mais comme une arme que l’on peut brandir pour handicaper ses adversaires, comme l’ont fait les Etats-Unis lorsqu’ils ont recouru au contrôle des exportations pour empêcher les entreprises chinoises d’avoir accès aux semi-conducteurs de dernière génération et aux équipements permettant de les fabriquer.

Les voies qu’empruntera l’économie mondiale dépendront de la façon dont se diffuseront ces deux cadres conceptuels concurrents et du rapport de force entre eux. Comme ils se recouvrent lorsqu’il s’agit des échanges commerciaux, les Etats adopteront probablement des stratégies plus protectionnistes au cours des prochaines années et appuieront les relocalisations, tout comme d’autres politiques industrielles destinées à favoriser la production manufacturière de pointe. Les gouvernements prendront aussi, vraisemblablement, des mesures de protection de l’environnement qui favoriseront les producteurs nationaux, comme c’est le cas aux Etats-Unis avec l’Inflation Reduction Act, ou bien relèveront leurs barrières douanières, comme le fait l’Union européenne avec le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Ces mesures serviraient aussi bien les priorités intérieures que celles de la politique étrangère.

En fin de compte, pourtant, les considérations géopolitiques prévaudront probablement sur toutes les autres, ce qui permettrait le triomphe du récit hyperréaliste. Ainsi ne sait-on pas si l’accent mis sur les industries manufacturières avancées, emblématique de la résurgence actuelle des politiques industrielles, permettra une réduction notable des inégalités au sein des pays, car les bons emplois viendront probablement à l’avenir des industries de services et ne dépendent guère de la concurrence avec la Chine. 

Permettre aux appareils de la sécurité nationale des grandes puissances planétaires de détourner le récit économique, ce serait mettre en péril la stabilité mondiale. Il pourrait en résulter une planète de plus en plus dangereuse où la constante menace d’un conflit armé entre les Etats-Unis et la Chine contraindrait les petits pays à choisir leur camp dans un combat qui ne sert pas leurs intérêts.

Une opportunité sans précédent s’offre à nous, celle de corriger les maux de l’hypermondialisation et de construire un ordre international plus juste fondé sur la vision d’une prospérité partagée. Nous ne pouvons pas laisser les grandes puissances ruiner une telle chance.

Par Dani Rodrik
Professeur d’économie politique internationale à la Harvard Kennedy School

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