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Noureddine Bensouda plaide pour une « nouvelle sagesse fiscale adaptée à la nouvelle époque ».

Par Hassan Alaoui

Au Colloque international organisé à Rabat vendredi 16 décembre sur le thème« Quel modèle de gouvernance des finances publiques dans un monde de multi-crises ? », Noureddine Bensouda , Trésorier général du Royaume ( TGR) a prononcé une importante allocution sous forme de rapport général introductif au débat auquel ont pris part des personnalités internationales et experts de la fiscalité. 

Nous publions ci-dessous le texte intégral de son intervention : 

« Depuis le début du XXIe siècle, le monde vit une situation économique et sociale inédite, marquée par une confluence de crises et de risques majeurs : crise sanitaire, crise géopolitique, rupture des chaines d’approvisionnement, crise alimentaire, inflation, crise de l’endettement, hausse des taux d’intérêt …

Concomitamment à cette multiplication des crises, les Etats sont depuis longtemps, confrontés à des défis structurels et à des facteurs de vulnérabilité : changements climatiques, changements démographiques, risque de faillite des régimes de retraite, faiblesse de la croissance et sa volatilité. La conjonction des crises et des contraintes qu’elles induisent durant une période relativement courte accroit de manière considérable l’incertitude pour les responsables qui ont des décisions à prendre ainsi que pour le simple citoyen.

En effet, personne ne peut affirmer quand va débuter une crise, ni combien de temps elle va durer, ni prévoir ses impacts économiques, sociaux et financiers. Il est important de préciser que la survenance des crises au XXIe siècle se caractérise par leur simultanéité et le fait qu’elles se produisent dans un monde globalisé plus vulnérable, où les humains sont plus interconnectés, plus interdépendants, et où l’information circule instantanément notamment via les réseaux sociaux. Par ailleurs, les crises du XXIe siècle remettent en cause les différentes théories économiques des siècles précédents : Le keynésianisme, le libéralisme, l’Etat providence,…

Il a fallu l’intervention massive de l’Etat à travers des politiques publiques volontaristes menées à coups de dépenses publiques et de recours à des instruments non conventionnels pour limiter les conséquences sociales des crises et relancer l’économie. Ainsi, très peu de personnes, qu’il s’agisse d’hommes politiques ou d’économistes, ont critiqué la politique du « whatever it takes » de Mario Draghi lorsqu’il était président de la Banque centrale européenne, ou encore la suspension par la Commission européenne, en mars 2020, du pacte de stabilité et de croissance.  Cependant, cet interventionnisme dans l’urgence « a accrédité l’idée d’un Etat qui corrige plutôt qu’il ne pilote. C’est l’Etat consolateur, compensateur, qui prélève surtout de la dette, car il ne dispose plus d’argent public »

Les mesures prises par les Etats et la mobilisation massive des finances publiques pour faire face aux récentes crises étaient certes nécessaires, mais elles se sont traduites notamment par un creusement du déficit et un accroissement sans précédent de la dette, « marquant les limites de l’intervention publique ». En effet, quand bien même l’Etat le voudrait, il ne peut pas à moyen terme « assumer seul les chocs qui se multiplient » et continuer à assurer son rôle de garant en dernier ressort.

En plus des effets économiques et sociaux, les crises actuelles ont eu un impact majeur sur le mode de gouvernance et de régulation de la décision et de la gestion, notamment en matière de finances publiques. Il est clair que « Les crises de la gouvernance […] résultent le plus souvent du fait que les systèmes de pensée et les systèmes institutionnels n’évoluent pas au même rythme que la société ». Trouver des solutions durables aux crises et risques actuels et remettre l’économie et les finances publiques sur des trajectoires de croissance et de viabilité requiert donc, le renouvellement des concepts économiques, du cadre législatif et réglementaire et des outils et instruments, tenant compte des réalités du XXIe siècle.

Cela passe également par la réduction des inégalités sociales, spatiales, de patrimoine, de revenu et d’intelligence, gage du maintien de la cohésion sociale. Cela passe enfin, par la nécessité d’accorder la priorité à l’éducation et à la formation de ressources humaines capables de relever les véritables défis du XXIe siècle. S’il est incontestable qu’il convient de traiter l’urgence, il ne faut pas pour autant oublier qu’il est impératif de procéder aux réformes structurelles. Certes, l’Etat demeure un acteur majeur de la société, mais il doit intégrer la montée en puissance d’autres acteurs privés.

Or, l’intervention de l’Etat se trouve limitée en raison de la conjonction de deux facteurs.

Le premier facteur tient au fait que les marges de manœuvre des Etats s’amenuisent sous l’effet de la dégradation des finances publiques. La panoplie des instruments de politique économique dont disposaient les Etats, depuis les années 1980, a progressivement diminué suite à la libéralisation, à l’abandon du contrôle des prix et du contrôle des changes, aux privatisations, à la dérégulation financière, au renoncement aux facilités du système bancaire, à l’externalisation de certains services publics.

Le processus de décision selon Bouvier 

Le deuxième facteur est dû au fait que les Etats ont adopté en partie, la logique managériale du privé induisant une confusion entre la régulation du modèle financier public avec le contrôle de gestion. En effet, comme l’explique Michel Bouvier, « Cette confusion conduit à centrer les réflexions sur les techniques et les outils, par exemple la mise en oeuvre d’une comptabilité d’exercice, d’indicateurs de performance, d’un contrôle interne ou encore d’une programmation pluriannuelle, qui ne sont que des instruments de gestion, alors qu’en préalable il conviendrait de s’interroger sur la pertinence du processus de décision qui est quant à lui de l’ordre du politique. Cette identification du contrôle de la décision au contrôle de la gestion est à l’origine d’un quiproquo qui non seulement conduit à l’impuissance à réaliser une soutenabilité  durable des finances publiques mais bloque une réforme en profondeur de leur modèle ».

Pour ce faire, il est indispensable de procéder à des choix stratégiques concernant le rôle de l’Etat et de revoir le modèle de gouvernance de la décision et de la gestion financière publique, avant d’en concevoir les outils et les instruments. Ainsi, est-il important de redéfinir clairement le rôle et les missions de l’Etat par  rapport aux autres acteurs de la société. En plus de ses fonctions régaliennes (justice, ordre public, diplomatie, défense, monnaie, …), de quel Etat la société du XXIe siècle a le plus besoin pour réguler l’économie en général et les finances publiques en particulier ?

Il s’agit en fait, de mener une réflexion sérieuse sur le modèle de répartition des rôles et des responsabilités entre les différents acteurs de la société, qu’ils soient institutionnalisés ou non, dans le cadre d’un renouvellement du contrat social et d’une réorganisation des pouvoirs au niveau des lois organiques.

Un nouveau modèle de régulation

L’un des atouts du Maroc dans ce domaine, et qui doit être renforcé, est d’avoir pu concevoir un système parlementaire permettant de porter les voix, au niveau de la deuxième chambre, des représentants des collectivités territoriales, de la confédération générale des entreprises du Maroc et des organisations syndicales.

Il s’agit par la suite, de concevoir les dispositifs d’un nouveau modèle de régulation et de cadrage des modes de gestion des finances publiques notamment, en termes de programmation pluriannuelle des recettes et des dépenses, d’intégration des opportunités offertes par les technologies de l’information, ainsi qu’en termes de renforcement des capacités d’évaluation.

En matière de programmation pluriannuelle, il convient de préciser que la loi organique des finances au Maroc a consacré expressément, dans son article 5, « la programmation budgétaire triennale actualisée chaque année en vue de l’adapter à l’évolution de la conjoncture financière, économique et sociale du pays ». Pour ce qui est des technologies de l’information, il est indispensable de faire en sorte, que la décision et la gestion financière publique puissent s’appuyer pleinement sur les apports de l’analyse des données de masse (Big data) et des modèles prédictifs basés sur l’intelligence artificielle.

En ce qui concerne l’évaluation, il est temps de dépasser l’évaluation ex-post qui a démontré ses limites, pour aller dans le sens d’une évaluation en dynamique, à périodicité régulière et très rapprochée, de manière à accompagner la réalisation des programmes et projets publics avec souplesse et agilité. Il s’agit enfin, de la nécessité de penser le futur de la responsabilité des gestionnaires publics vis-à-vis des citoyens. Ils doivent justifier leurs décisions, évaluer leurs actions et rendre compte de leurs actes.

La programmation pluriannuelle, l’évaluation en dynamique et l’intégration de l’intelligence artificielle doivent, bien entendu, être combinées avec une meilleure convergence des politiques publiques et une coordination optimisée des acteurs et des décideurs en charge de la réalisation des différents programmes et projets publics. Ces différents dispositifs gagneraient par ailleurs, à recevoir une consécration juridique. En définitive, il est demandé à l’Etat d’adapter son rôle et ses missions aux nouvelles réalités économiques et sociales.

Car « L’Etat ne doit pas abandonner sa place centrale dans le développement ; ce sont ses modes d’intervention et ses formes d’action qui doivent être repensés au regard des expériences historiques et des défis du monde contemporain ». Pour accomplir ses missions et atteindre les résultats escomptés des politiques publiques, l’Etat doit s’appuyer, pour les besoins de pilotage de ses actions, sur des institutions, des lois et des règles formelles.

Le poids des services publics 

Il s’agit en fait de la gouvernance, fondée sur une vision stratégique à moyen et long terme, qui constitue « un art de la mise en œuvre, un art de l’action, un art de concevoir des dispositifs cohérents avec les objectifs poursuivis. Cet art ne se réduit pas au vote de lois ou à l’établissement de règles. Il repose surtout sur le fonctionnement des services publics et sur la capacité à les faire évoluer ». Les moments de crises ne sont pas constitués que de difficultés et de chocs auxquels nous devons faire face, mais représentent également des opportunités pour réformer les finances publiques, afin de les assainir et de reconstituer des marges de manœuvre. L’amélioration de la capacité extractive des ressources financières et humaines avec l’optimisation de leur emploi constitue, de mon point de vue, l’une des réformes les plus importantes à mettre en œuvre.

Pour ce qui est des ressources financières, il importe de mobiliser tout le potentiel fiscal, à travers la mise en place d’un système qui tend vers plus de solidarité, de prélèvements universels, de diminution des cas spécifiques et des particularités qui mettent en difficulté la cohérence globale du système fiscal.

C’est dans ce sens que le gouvernement marocain a entamé, dans le cadre du projet de loi de finances 2023, la mise en œuvre effective des dispositions de la loi-cadre portant réforme fiscale. Les mesures introduites s’inscrivent dans le cadre d’une réforme du système fiscal, devenue urgente et indispensable pour financer les chantiers de réformes initiées par Sa Majesté le Roi que Dieu l’Assiste, à savoir la généralisation de la protection sociale, la réforme de l’éducation nationale, la réforme des établissements et entreprises publics …Les mesures fiscales prévues pour 2023 offrent en outre plus de visibilité aux investisseurs et aux citoyens contribuables. Elles fixent le cap jusqu’en 2026.

Pour ce qui concerne les dépenses publiques, il importe de souligner que leur réforme doit avoir pour objectif d’en améliorer l’efficacité et la qualité pour l’ensemble des composantes du secteur public (Etat, collectivités territoriales et établissements et entreprises publics). Comme l’explique en 2022, Lars Feld, conseiller spécial du ministre allemand des finances : « Tous les ministères au niveau fédéral doivent savoir que les choses ne peuvent plus continuer comme ces trois dernières années. Tous doivent mettre leurs projets sur la table et se demander ce qu’ils pourront financer en priorité ».

C’est dans ce sens que s’inscrit d’ailleurs la revue des finances publiques engagée par le ministère de l’économie et des finances au Maroc, en collaboration avec la Banque mondiale, et qui fait référence au processus d’évaluation approfondie des dépenses publiques existantes afin de les réorienter vers les dépenses prioritaires et efficaces.

Pour une culture de la solidarité

Pour ce qui est de la capacité extractive des ressources humaines, nous avons besoin de nous poser des questions sur les disciplines nécessaires aux étudiants du XXIe siècle, la qualité de l’enseignement, la manière de le faire, le rôle de la formation et des technologies de l’information et de l’intelligence artificielle dans l’enseignement. Afin de réussir les réformes, le savoir doit être érigé en guide de l’action.

Toute réforme doit de ce fait, être fondée sur une parfaite connaissance du contexte économique et social et sur l’objet et les contours de la réforme. Il s’agit également d’instaurer une culture de la solidarité, de plus de sacrifices, de consentement et de partage, pour renforcer la cohésion sociale et réduire les inégalités.

Notre rapport avec le temps doit aussi être reconsidéré, car le temps compte énormément pour faire face de manière efficace aux crises.

On le sait, entre le temps de préparer un projet de loi, de le discuter et de l’approuver, il se pourrait que la réalité qu’il est sensé régir soit foncièrement changée.

Pour conclure, je voudrais partager avec vous deux idées clés qui doivent, de mon point de vue, présider à la réforme des finances publiques. Il s’agit de confier la conception et la mise en oeuvre des réformes à des compétences qualifiées, disposant d’une vision stratégique et qui maîtrisent les aspects économiques, juridiques, techniques et opérationnels de la matière à réformer. Ceci est d’autant plus évident lorsqu’il s’agit de réformes importantes qui conditionnent largement les politiques publiques, comme c’est le cas de la fiscalité et de la dépense publique.

Il s’agit également de veiller à ce que la mise en place des politiques publiques puisse prendre en compte les avis et les opinions des partenaires, institutionnels, universitaires et acteurs de la société civile, même si leurs avis et opinions sont différents de ceux des gestionnaires.

A ce sujet, Klaus Schwab, fondateur et président du Forum économique mondial, précise qu’il est « impossible pour un leader confronté aux paradoxes du monde contemporain de compter sur sa seule intelligence pour résoudre des problèmes complexes » En définitive, les crises du XXIe siècle exigent une nouvelle façon de concevoir le monde, car, comme l’avait déjà soutenu Keynes, « Presque toute la sagesse de nos hommes d’Etat a été fondée sur des présupposés qui étaient vrais à une époque, ou en partie vrais et qui le sont chaque jour un peu moins ». Nous devons inventer  une nouvelle sagesse pour une nouvelle époque. 


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