Santé

Aidants et charge mentale : « Au secours, mes parents sont immortels »

« Les gens qui vous disent “c’est beau !” quand ils apprennent que vos deux parents sont encore vivants à 95 ans, je ne peux plus. Je leur réponds que non, parfois, ce n’est pas beau. » Pas besoin de prendre des pincettes avec Louise. On a beau aborder un sujet hautement sensible avec elle, cette ancienne conservatrice de bibliothèque a dépassé depuis longtemps le stade des pincettes, des gants ou d’une quelconque forme de filtre, quand on la lance sur ses parents. Dire les choses frontalement, abruptement, c’est sa « soupape ». Ce qui leur permet, à elle et à sa sœur Aurélie, de tenir depuis trois ans. Depuis qu’un engrenage douloureux s’est mis en place, une hyper-vigilance dont elles ne savent plus comment sortir, éreintées par cette position d’aidante, et la charge mentale permanente qui est la vôtre quand vos parents ne « coopèrent » pas.

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BUREAU DES PLAINTES

« “Faudrait faire la soudure, là“, c’est avec cette formule que mon père nous envoyait remplir son frigo pendant le confinement. Tout a commencé comme ça. Jusque-là nos parents étaient autonomes à 90 ans passés, faisaient leurs courses autour de chez eux, leurs rendez-vous médicaux ensemble, mon père conduisait, ça nous sauvait la vie. L’aide ponctuelle s’est transformée en dépendance avec la pandémie. Dans leur appartement, mes parents ont trouvé le temps long au bout de 48 heures et faisaient comme si le Covid n’existait pas, exigeant entrée, plat, dessert à chaque repas, alors qu’on faisait une heure de queue pour eux devant les magasins. Deux fruits par personne et par jour, le citron pour aller avec l’avocat, la crème avec les concombres, le persil avec les tomates… À côté de ça, ils ne savent pas ce qu’est une protéine, Internet ou un SMS, ni utiliser correctement un micro-ondes. Et quand ils n’ont plus pu gérer leur intendance eux-mêmes, nous sommes devenues à la fois leurs aidantes et leur bureau des plaintes. »

TRANSFUGES DE CLASSES

 « Ma mère n’en a jamais fait mystère, elle aurait préféré avoir des fils. Mais depuis quelques temps, elle s’est ravisée. “Les filles quand on vieillit, c’est mieux.“ Des filles retraitées, divorcées, dont les enfants ont grandi, qu’on ne considère plus comme des personnes mais comme des fonctions, à coup de petites phrases qui tuent, ces phrases dont ma mère a le secret. “Vous êtes de bonnes petites secrétaires”, “vous êtes de bonnes petites aides ménagères, “vous êtes de bonnes petites lavandières”… Comme si elle prenait sa revanche sur ce que l’on est. Des transfuges de classe. Des filles qu’on a privées de leur jeunesse, au motif qu’elles n’étaient pas des garçons, puis qui se sont élevées socialement. Avant j’étais conservatrice dans une bibliothèque, je gérais une équipe, un budget, une programmation culturelle, je montais des expositions. Alors que les études qu’ils m’ont financées m’avaient permis de monter dans l’ascenseur social, j’ai l’impression d’être redescendue au sous-sol en m’occupant de mes parents. »

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ALLERS-RETOURS ET FAUX DÉPARTS 

« Leur santé s’est dégradée parallèlement à notre relation. Leucémie, opération de la hanche, fracture du fémur, Covid, œdème pulmonaire, décompensations cardiaques pour mon père… Début d’Alzheimer pour ma mère. La noria des séjours à l’hôpital, des coups de fil au SAMU, des traitements qu’on ne prend pas, des faux adieux et des éternels retours a commencé. Sans que mes parents prennent les mesures nécessaires chez eux. Ils n’écoutent aucun conseil, surtout s’il vient de nous. Continuent de vivre tous les deux dans un appartement rempli de tapis, de couette à volants traînant sur le sol, de meubles encombrant le passage parce qu’ils ne jettent rien, et où la chute les guette à chaque instant. Ils refusent les  les aménagements requis par un maintien à domicile sécurisé. »

REFUSER L’EHPAD

« L’Ehpad, ils ne veulent évidemment pas en entendre parler. Mon père ne s’y voit pas sans ma mère, et ma mère y dépérirait. Elle qui aboie “On mourra à l’hôpital ou chez nous“, comme si on pouvait choisir l’endroit où on va mourir… De toute façon, à leur âge, c’est presque trop tard. Ils sont un de ces couples qui, tout en ne pouvant plus s’encadrer, fusionne H24. Et le placement, c’est une décision que l’on refuse de prendre, histoire de ne pas avoir, en plus, le rôle des enfants qui expédient leurs parents dans un mouroir. »

PLEURER DANS LES BRAS DE LA VOISINE 

« L’ironie de la situation, c’est que plus nous accompagnons nos parents, plus nous mettons de solutions en place pour leur permettre de rester chez eux, plus nous les gardons dans la boucle de chaque décision pour ne pas les “déposséder“ de leur quotidien, plus nous nous soumettons aux critiques. Et ce qui leur convient, ils s’en approprient le mérite, comme si nous n’y étions pour rien. Car au manque de coopération s’ajoute la manipulation. Comme ce Noël, quand notre mère est allée se plaindre de sa solitude dans les bras de sa voisine, alors que nous étions là, chez elle. Ou quand elle siffle “et qu’on n’apprenne pas que vous nous avez placés“ lorsqu’elle et mon père ont été hospitalisés tous les deux en même temps. »  

DENTIER ET COUCHE GÉANTE

« Parallèlement à cette vie domestique, il y a chaque séjour en milieu hospitalier. Ces visites cauchemardesques où il faut gérer le dentier, le linge sale de mon père, disposer ses affaires comme si nous étions son harem de petites épouses, saluer son voisin de chambre avec la blouse ouverte à tout vent et la couche taille géante, croiser ces “légumes oubliés“, comme dit ma sœur, qui errent dans les couloirs, le tout dans les odeurs d’urine et de matières fécales… J’ai passé 70 ans, Aurélie y arrive, à l’âge que l’on a elle et moi, c’est terrible. Comme si on était précipitées prématurément dans ce qui nous attend peut-être aussi. » 

SE TIRER UNE BALLE DANS LE PIED

« Mon rêve en 2023, c’est de pouvoir partir en vacances. Mon fils et ma fille me soutiennent, m’encouragent : “vis ta vie, Maman !“ Mais je suis moins libre aujourd’hui que quand je travaillais. Et aucune demande de break n’est audible pour mes parents. Le seul moment où nous avons respiré ces dernières années, c’est cette fameuse hospitalisation simultanée, prescrite par leur généraliste, à la fois pour protéger notre mère et nous accorder du répit. On n’a jamais aussi bien dormi que pendant ces quinze jours… Depuis, à chaque fois qu’on a besoin de respirer, ils l’interprètent comme un reproche. “Tu partiras si ton père va mieux.“ Comme si c’était envisageable avec une leucémie… Comment en sommes-nous arrivées là ? Ma sœur pense qu’on s’est tiré une balle dans le pied, que l’on a contribué à cette longévité. Non seulement nous sommes corvéables à merci, mais nous avons fait l’erreur de précéder chaque demande. C’est ce que je ferais autrement, si j’avais su. Ce que je conseillerais, aussi. Attendre que les demandes soient formulées. Ne pas chercher à les précéder, parce qu’ensuite on a un mal fou à en sortir. »

LE PÈRE FOURAS

« Avant tout ça j’étais triste à l’idée de perdre mon père et ma mère, aujourd’hui, tout a changé. À chaque alerte, nous sommes partagées entre l’espoir que ça s’arrête enfin et un reste d’attachement filial. Au secours, mes parents sont immortels, mes parents ne meurent pas, à qui voulez-vous avouer ça ? Heureusement qu’on s’entraide avec ma sœur, qu’on fait front commun, qu’on leur donne des surnoms, le Père Fouras ou la Bergère. Depuis que ma mère a Alzheimer, ma soeur dit « j’attends le jour où elle ne nous reconnaîtra plus, comme ça on pourra envoyer quelqu’un d’autre à notre place ». On n’aurait jamais cru parler comme ça de nos parents, voir notre relation à ce point gâchée. Heureusement qu’on se défoule entre sœurs, sinon on en mourrait de chagrin. »

LE CHOCOLAT DE LA DISCORDE 

« La situation vient d’ailleurs de s’enkyster tout récemment. En braves petits soldats, ma sœur et moi avions groupé une visite chez nos parents avec un rendez-vous pour revoir l’allocation de maintien à domicile de mon père. Ma mère a été odieuse et mon père, inexistant. Ensuite, nous avons enchaîné sur son dossier médical, les prochaines prises de rendez-vous, le tri et l’organisation des médicaments et autres joyeusetés, tout cela avec la télé à plein volume, quand j’ai surpris ma mère en train de donner en douce du chocolat noir au chien de ma sœur. Ça fait neuf ans qu’elle a ce chien, qui ne quémande pas, et neuf ans que mes parents essaient toujours de lui filer des trucs sous la table. Le chocolat, on l’avait déjà proscrit, expliqué que ça pouvait le tuer. Ma sœur est devenue une tornade hurlante et nous sommes parties là-dessus. Son chien a vomi six nuits d’affilée. Ils auraient pu rattraper le coup avec un coup de fil le lendemain, prendre des nouvelles, s’excuser, mais rien, parce que nous n’existons pas. » 

CALMER LE JEU 

« Quand j’ai appelé de mon côté, ma mère m’a dit de “calmer le jeu“ et mon père s’est étonné des “proportions que ça prend“. On n’a pas d’espace pour s’exprimer. Alors ma sœur ne veut plus jamais les voir. “Être leur aidante, c’est terminé, ils ont voulu me faire du mal à travers mon chien, je suis fracassée.“ J’appelle d’ordinaire nos parents tous les jours, j’ai arrêté. Même si cette inquiétude pour eux plane sans arrêt en arrière-plan. C’est une question de loyauté avec ma sœur. C’est le chocolat mais c’est aussi tout le reste. Tous les comportements toxiques qui remontent depuis l’enfance, et que cet événement a réveillés. » 

QUE L’HISTOIRE SE RÉPÈTE 

« Avec Aurélie, on a toujours été solidaires, toujours endossé tous les trucs pénibles à deux, en équipe, pour se donner du courage. Et on continuera à se soutenir, avec devant nous, le spectre de notre propre avenir. Je ne veux pour rien au monde faire vivre ça à mes enfants. Mais c’est le discours d’une femme qui est encore autonome. Que se passera-t-il si je deviens moi-même dépendante ? Même si je me sens plus “élaborée“ que mes parents, le grand âge me fait peur aujourd’hui. Je ne veux pas que l’histoire se répète et que mes enfants finissent par me détester. »

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