Alice et les Infidèles : « Ma rencontre avec un amant éconduit par sa maîtresse »

De bon matin, je patiente en attendant mon « date » sous la glycine en plastique rose d’une brasserie du VIIIe. Je caresse du dos de ma cuillère la crème du cappuccino que vient de m’apporter la serveuse dans une coupe à dessert. Je lorgne l’addition. Sept euros. Sept euros le cappuccino ! Que je hais ces établissements pour touristes… Victor, 45 ans, arrive. Il prend place en face de moi. Je ne sais rien de lui, à part qu’il occupe une « fonction très exposée ». D’où sa grande discrétion lors de nos échanges sur Gleeden. Je le dévisage. Il ressemble vaguement à Raphael Enthoven, l’animateur radio agrégé de philo, mais sinon sa tête ne me dit rien. Mince, moi qui pensais avoir débusqué une star de l’audimat ! C’est loupé. Victor louche sur ma boisson d’un air amusé. C’est vrai qu’elle tient plus du milk-shake que du café. Il hèle la serveuse pour lui commander deux allongés. « On va repartir sur de bonnes bases si tu veux bien. »

Un peu d’audace

Je le remercie en l’observant ôter son élégant manteau noir. Je brûle à présent de savoir ce qu’il fait dans la vie. Victor semble lire sur mes lèvres. Puisque je ne l’ai pas reconnu, alors il peut bien me le dire. Il est le directeur d’une prestigieuse école parisienne – dont j’ai tenté le concours moi-même, après mon bac, il y a vingt ans ! Il est également l’auteur d’une dizaine d’essais politiques dont on s’arrache l’expertise sur les chaînes d’info en continu.

Devant mon air circonspect, il me tend son iPhone ouvert sur sa page Wikipédia. Je lui demande alors ce qui le pousse à risquer sa réputation en passant par un site de rencontres sur Internet. Il m’avoue que c’est une première pour lui, et qu’il était très stressé avant de venir. Tout en desserrant son écharpe en cachemire, il me glisse qu’il ne regrette pas son audace, car je lui plais beaucoup.

L’amant éconduit

Je ne me gêne pas pour soutenir son regard. Après plusieurs rendez-vous via la plateforme à la pomme, je me sens à l’aise dans mon rôle d’emprunt. J’ai affiné mon personnage d’Alice, sorte d’Emma Bovary contemporaine, dont j’aime agrémenter la biographie de détails piquants pour émoustiller mes interlocuteurs. Je raconte par exemple à Victor, qui me questionne sur mes dernières incartades, que j’ai couché il y a trois jours avec un auteur de bandes dessinées à succès – allez savoir pourquoi, c’est le premier truc qui me vient. Intrigué, il me demande s’il s’agit par hasard de Riad Sattouf, dont il est fan. Il vient d’acheter le dernier tome de « L’Arabe du futur » à « son grand ». Je laisse planer le mystère sur l’identité de mon amant imaginaire.

L’idée de faire éclater sa famille le répugnait

Enhardi par ma confidence, mon politologue me révèle qu’il vient de se faire éconduire par sa maîtresse après quatre ans de relation passionnée. Elle attend son premier enfant. Je lui demande comment ils se sont rencontrés. Il me confie à voix basse qu’il s’agit d’une ancienne élève dont il a été le directeur de thèse. C’est elle qui l’a recontacté, tout juste mariée, pour lui avouer ses sentiments… « Pour tout te dire, j’ai failli quitter ma femme pour elle. » La nouvelle de sa grossesse a contrecarré ses plans. Ce qui a l’air de l’arranger au demeurant. L’idée de faire éclater sa famille le répugnait.

Le gendre idéal

Il me regarde en se frottant les mains. Je devine qu’il espère trouver en moi une remplaçante. De fait, je me rends compte que l’on a énormément de points communs, c’en est même troublant. On a grandi tous les deux dans l’Ouest parisien, on possède des maisons de famille dans les mêmes régions, on pratique tous les deux l’équitation à haut niveau… Bref, à ce stade, on pourrait croire que l’on s’est rencontrés non pas sur Gleeden mais sur Gens de Confiance. Mais bizarrement, au lieu de m’émoustiller, cette proximité me refroidit. Victor a peut-être tout du gendre idéal – « Voilà un homme que j’aurais pu épouser » me suis-je surprise à penser tandis qu’il me parlait -, mais il n’a rien de l’amant. Il ressemble beaucoup trop aux garçons que j’ai fréquentés durant mon adolescence. Je remercie le ciel de m’avoir fait foirer ce foutu concours d’entrée.

Vibrer à nouveau

De son côté, Victor a l’air emballé par mon pédigrée. Il n’arrête pas de répéter, à chaque nouvelle similarité, « C’est dingue ! ». Je décide de tempérer ses ardeurs en le questionnant sur son couple. N’aurait-il pas plutôt intérêt à profiter de son revirement de situation pour retrouver son épouse ? Il balaie ma remarque d’une main gracile. Des mains de femme, je me dis intérieurement. Non, ils sont mariés depuis si longtemps…

Il veut une personne qui lui insufflera l’énergie suffisante pour tenir le coup

Ce qu’il veut, c’est vibrer à nouveau, rencontrer une personne qui lui insufflera l’énergie suffisante pour tenir le coup face à ces syndicats étudiants qui veulent sa peau, créer une soupape de décompression dans un quotidien rythmé par de trop nombreuses sollicitations. Il sort son téléphone pour vérifier son agenda. Il part le lendemain sur la côte pour passer le week-end. Lundi, il est pris toute la journée. Sans lever les yeux de son écran, il me demande si je serais éventuellement libre le mardi, à 14 heures. Je suis tellement ébahie par son pragmatisme que je dis oui.

Retour de flamme

Victor doit filer. Il me laisse son numéro de téléphone – « pour mardi » – et emporte l’addition avec lui. Au moment de ressortir du restaurant, il m’adresse un dernier signe de la main. J’attends qu’il soit loin pour le googler. En effet, il a l’air d’être une sommité dans son domaine. Je parcours ses photos à tout âge, de plateau télé en interview radio. Son regard doux, inoffensif, au début de sa carrière. Ses joues qui se creusent avec le temps. Ses sourcils en accent circonflexe devant le micro d’Europe 1. Sa tignasse brune, toujours aussi dense malgré la cinquantaine qui se profile, et dans laquelle il plonge volontiers sa main baguée lors d’un débat enflammé sur BFM TV.

De retour chez moi, j’allume mon MacBook pour m’atteler à ma chronique. Je commence une phrase que j’efface dans la foulée. Tout ça est un peu frais, je ne sais pas trop quoi raconter. La vérité, c’est que Rabbit_Hole m’obsède. Depuis ma fameuse cuite (lire l’épisode précédent), on a continué à converser sur la messagerie Telegram. J’ai appris quelques trucs sur lui. Son prénom déjà. Sayed. Je sais aussi qu’il a grandi au Raincy avant de poursuivre des études d’arts appliqués à Copenhague. Il y a rencontré sa femme, une Danoise, avec laquelle il a deux enfants. À 38 ans, il dirige aujourd’hui une boîte de design et partage son temps entre son pays d’adoption et Paris, où il a de nombreux clients et possède un appartement à Réaumur-Sébastopol.

Photos coquines

J’ouvre Telegram pour relire nos échanges. Je constate qu’il m’a envoyé une photo « éphémère » à 2 heures du matin. Je clique dessus pour la faire apparaître. Fracture de l’œil. Au bout de quelques secondes, le cliché s’est évaporé dans les limbes du darknet, mais je n’ai pas rêvé. J’ai bien aperçu un torse parfaitement dessiné, et l’orée d’un pubis dont la toison noire tranche avec le blanc de la serviette de bain. Je repose mon téléphone, me remets à ma chronique en essayant de chasser l’image que je viens de recevoir.

Mais rien à faire. Sa bouche, ses pectoraux, ses abdos, ses bras ont envahi mon mental. Je me lève, tel un robot, pour me regarder dans le miroir de la chambre. Qu’est-ce qu’il peut bien me trouver, ce beau gosse ? Les Danoises n’ont pas la réputation d’être laides, loin de là. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire, d’ailleurs. Mais il m’a répondu qu’il préférait les latines comme moi. Je dois dire qu’il a marqué des points.

Le temps des remords ?

Je soulève lentement mon tee-shirt pour dévoiler mon ventre. Je remonte l’étoffe au-dessus de mes seins – je ne porte pas de soutien-gorge. Je défais mon chignon et laisse tomber mes cheveux en cascade sur mes épaules. D’un geste résolu, je décide carrément de retirer mon haut, que j’envoie valser sur le lit. Je saisis mon téléphone et prends un premier cliché. Je regarde le résultat. Mon bras semble faire la taille de ma cuisse. Je réessaie en me cambrant légèrement. Là, c’est mieux. Je tente différentes postures, en variant les angles. Je finis par sélectionner la plus avantageuse, croppe le visage et l’envoie à mon bel inconnu avec un émoji « feu ».

Je tente différentes postures, en variant les angles

Mon cœur bat à cent à l’heure. C’est la première fois que j’envoie un « nude » à quelqu’un d’autre que mon mari. Mon mari qui ne se doute de rien. Mon mari qui à cette heure, doit être en pleine réunion. Le pauvre. Je me demande si cette enquête pour ELLE n’est pas en train de me faire perdre pied…

La troll de Gleeden

Je vois bien que ça y est, quelque chose en moi s’est modifié. Certes, je suis souvent écœurée par la nature des messages que je reçois, mais en même temps, je suis comme portée par un sentiment de toute-puissance. Je m’enhardis, deviens chaque jour plus audacieuse. Galvanisée par le désir de Sayed, j’aime faire tourner en bourrique tous les gros lourds qui m’approchent comme Kendall, 45 ans :

– « Bonjour, je suis un homme cultivé, altruiste, sportif et bourré d’humour. J’aime aller au restaurant, au musée, au théâtre… Être tout simplement bien ensemble. De la complicité, de la tendresse, s’évader du quotidien… Pour que la vie soit pétillante… »

– « Pas le temps, je cherche que du cul. »

– « LOL ! Moi aussi ! Mais à chaque fois que j’aborde une femme en ne proposant que du cul, je me fais bannir. C’est pourquoi j’ai opté pour une approche plus soft. Que dirais-tu que l’on se fasse plaisir dans des bois ? »

Ou encore Cédric, 47 ans :

– « Bonjour, ta pose et tes courbes provocantes stimulent mes instincts de mâle. J’ai très envie de te pénétrer avec mon membre épais. Tes seins sont-ils encore gonflés de lait ? »

– « Ta gueule. »

Mon agressivité inquiète Jacinthe, qui m’a sorti l’autre jour, alors que je dînais chez elle : « En fait, tu es un peu la troll de Gleeden. » Je sens quelque chose dans mes tripes me labourer. Toute la journée, j’oscille entre envie d’ « hominicide » et de sexe débridé. Ma libido est en feu.

Pour l’instant, mon mari est le seul à en profiter. Rien que la semaine dernière, on a couché ensemble quasiment tous les jours. Comme au début de notre relation, avant les enfants. Mais jusqu’où suis-je capable d’aller ? Avant de me remettre à écrire, j’envoie un SMS poli à Victor pour le remercier d’avoir réglé mon cappuccino scandaleusement onéreux et le prévenir que je ne préfère pas donner suite, car je n’ai pas eu le coup de cœur attendu.

Le soir, pendant que mes enfants prennent le bain, je vérifie une énième fois Telegram. Sayed n’a toujours pas vu mon body. Il ne semble pas connecté. J’entends mon mari tourner la clé dans la serrure de la porte d’entrée. Par réflexe, j’efface la photo et accours pour l’embrasser.

La suite au prochain épisode !

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