Santé

Allô, Giulia ? : « Depuis que j’ai accouché, je me demande où est mon mec »

« Chère Giulia,

 

Julien et moi avons toujours voulu d’un enfant – et même de trois. Parce que Julien et ses frères étaient trois, que Julien me parle toujours de son enfance géniale, de ses parents formidables (et c’est vrai qu’ils sont chouettes), alors à force, il a fini par me convaincre. Moi, j’étais moyennement chaude au départ. Pour moi, l’enfance, c’est comme un très, très long couloir, qu’on traverse très, très seule…

J’étais fille unique, mes parents ont divorcé quand j’étais toute petite, et comme ils étaient, l’un et l’autre, passionnés par leur boulot, j’ai limite plus de souvenirs avec mes baby-sitters qu’avec eux. Alors est-ce que j’ai dit oui, pour cet enfant, à Julien, justement pour me prouver que je pouvais faire mieux ? C’est possible. Mais alors pour l’instant c’est raté. Et cette bonne vieille solitude, justement, je l’ai retrouvée, en étant à trois, c’est quand même fou… ça a commencé à mon cinquième mois de grossesse. Dans mon boulot d’infirmière, je suis tout le temps debout, et tout le temps à fond. Donc mon col s’est dilaté beaucoup trop vite, et la sage-femme me dit que je dois rester alitée… Et c’est pile le moment où Julien se met à crouler sous une montagne de boulot, plus une idée fixe : faire du tri dans son appartement. Donc il passe ses journées entre la décharge et le bureau, et moi, les miennes, sur son canapé à l’attendre – ambiance.

Quand Nathan est arrivé, le fossé s’est encore creusé entre nous. A ma (très) grande surprise, m’occuper de lui me semblait parfaitement naturel, presque facile – si on oublie les nuits en enfer, les gastros, et les pleurs… Je plaisante : hormis cette fatigue, ce chamboulement, franchement, j’ai aimé être mère tout de suite. Pour Julien, c’était beaucoup plus compliqué : il s’énervait beaucoup, et tous ses gestes étaient maladroits… Un jour, je me suis dit : « c’est drôle, on dirait un petit garçon un peu gauche avec des habits trop grands pour lui ». Vous voyez l’idée ? La vérité, c’est que je lui en ai un peu voulu. Beaucoup. C’était quand même son idée à lui, au départ… C’est lui qui a eu le modèle, le mode d’emploi sous les yeux, lui qui aurait dû savoir-faire… Et c’était lui qui me laissait me démerder avec toute cette nouveauté qui nous tombait dessus.

Un jour, ma grande sœur m’a dit : « laisse tomber, ils sont tous pareils. Tu tentes une bataille qu’on a toutes perdue avant toi. Mets ton énergie ailleurs : retrouve ton mec, retrouve ton couple, le reste suivra ». Et c’est vrai, ça me manquait, un peu d’amour, un peu de désir, un peu de papillons dans le ventre… Sauf que lui non. Apparemment non. Là aussi, j’ai tout tenté : les escapades en amoureux, les petites nuisettes qui vont bien, les massages, tout. Mais rien ne marche. Encéphalogramme plat, libido à zéro – celle de Julien, pas la mienne. Et moi je me demande où est mon mec, celui qui pouvait m’attraper n’importe où, n’importe quand, et jamais je ne m’étais éclatée autant. Enfin bref : je n’ai pas encore trouvé le père qu’il était censé être, j’ai perdu l’amoureux qu’il a été. Et je ne sais pas par où commencer pour retrouver au moins un peu de chaque. » -Émilie, 34 ans.

  

« Par vous, chère Emilie, toujours par vous.

Et c’est souvent ce que les femmes ont le plus de mal à faire : à peine nées, on nous colle une poupée dans les bras, et pour le restant de nos jours, il faudra s’occuper d’un autre avant soi. Or, s’il y a bien un moment où vous avez le droit d’être remise au centre de vos priorités, c’est maintenant : vous avez porté un enfant pendant neuf mois, vous l’avez mis au monde, vous l’élevez.

En très peu de temps, vous avez vécu dans votre chair, dans votre cœur, dans votre tête, cette tempête psychique et émotionnelle qui consiste à devenir mère. Votre espace mental est colonisé par un petit humain, qui, certes, n’a rien demandé, et qui mérite évidemment votre plus grande attention… Ne laissez pas le grand humain qui vit à vos côtés occuper le reste de vos pensées, de votre temps, de votre énergie. Julien est adulte. Julien est solidement constitué. Julien savait ce qu’il faisait. Donc Julien n’est pas en péril, et, tout seul comme un grand, il va pouvoir trouver la sortie de son propre tunnel. Maintenant, c’est vrai, Julien est complètement largué. Et visiblement, vous l’aimez. Assez nettement, vous avez su vous faire du bien l’un à l’autre. Alors évidemment, on comprend qu’il vous manque. Vous êtes infirmière, mais vous n’êtes pas la sienne : vous ne pouvez pas faire son chemin à sa place. En revanche, vous pouvez l’y accompagner – quand il vous reste du temps, entre une sortie avec des copines, et une histoire à Nathan, surtout. Pour le faire au mieux, sans que cela ne vous coûte trop, je peux essayer, moi, de vous donner quelques clés…

Vous avez entendu parler du « Daddy blues » ? Le concept n’est, actuellement, étayé par aucune étude scientifique, mais il commence à circuler. Sans être, évidemment, comparable en intensité au « Baby Blues » que traversent beaucoup de mères à l’arrivée d’un enfant, il peut provoquer des mouvements semblables : une intense fragilité, une grande anxiété, une belle montée de stress. La faute, d’abord, à la mauvaise synchronisation de nos machines biologiques : les mères le deviennent pendant les neuf mois que dure la grossesse. Nathan, vous l’avez senti bouger, il vous a accompagné dans les moindres gestes de votre quotidien, vous lui avez parlé… Et lui a immédiatement reconnu votre voix quand il a déboulé. Donc, quand vous l’avez dans les bras, il se calme, la plupart du temps assez vite. Bien plus vite, certainement, que quand il est dans les bras de son père, qui se retrouve alors, mis en difficulté : les habits de la paternité lui vont trop grands, au début, parce qu’il n’a pas encore eu le temps de les porter vraiment.

Or, dans notre monde à nous, un homme, c’est fort, ça assure, ça sait faire et c’est costaud. La fragilité ? Les failles ? Les doutes ? Hors de question. D’où l’anxiété, d’où l’agacement, d’où la nervosité… Or, mis en échec là où Julien s’espérait tout puissant, aujourd’hui, il a sans doute du mal à se sentir désirable, ou même à ressentir du désir : il faut être un minimum confiant, sûr de soi, pour s’abandonner à l’autre, non ? Le problème, c’est que le fossé se creuse encore, à cause de ce tout petit congé paternité, quatre semaines grand maximum, contre quatre mois pour la mère – un décalage qui, bien évidemment, ne peut satisfaire personne. Vous voilà, vous, en tête à tête avec Nathan, et lui à l’extérieur, vous regardant tisser des liens sans lui, en dehors de lui. Vous pestez sans doute, vous, et à juste titre, contre tout ce que vous avez à gérer seule – et le jour où on ne parlera plus de « congé » maternité, on ira toutes mieux… Mais il est tout à fait possible que Julien, lui, se sente, même de façon injuste et irrationnelle, exclu d’une bulle d’amour qu’il ne peut qu’observer, tant qu’il ne se sera pas tout à fait habitué à son nouveau job de père. Or, ça, l’exclusion, comment dire… Les hommes ont parfois un peu de mal.

Placés au centre de l’espace, de tous les espaces – médiatique, politique, domestique – depuis des millénaires, ils ne savent plus quoi faire de la marge, quand ils s’y trouvent. Là aussi, pour Julien, il y a tout un apprentissage à faire, et ça n’est pas rien… Mais vous me dites que la machine a commencé à se gripper bien plus tôt, entre vous ? Alors sans doute faut-il ajouter quelques nuances personnelles au tableau général que je viens de vous brosser – les grandes lignes qui suivent de près le « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », vous voyez… Chacun, en devenant parent, rejoue un peu de ce qu’il a été enfant, de ce qu’il a vécu avec ses propres parents. Ceux de Julien étaient réellement idylliques ? Alors la barre est haute, très haute… Et le modèle peut sembler, pour un temps, écrasant. Ou alors, la fable familiale les a rendus parfaits, ces parents-là.

En ce cas, pour Julien, il y a tout une mythologie à déconstruire. Ce travail-là, auquel nous sommes toutes et tous, un jour où l’autre, confrontés, est colossal. Autant qu’il est nécessaire. Julien ne pourra peut-être pas le faire seul, sans l’aide d’un tiers. Mais vu ce que je perçois de vous, entre les lignes, de votre intelligence humaine, de votre empathie, vous saurez le conduire, doucement, sûrement, à cette conclusion. En attendant, je vous embrasse, et j’embrasse Nathan. »

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