Santé

Allô, Giulia ? « J’ai l’impression de céder aux diktats en n’aimant pas certaines parties de mon corps »

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« Je déteste mon ventre.

Et je me déteste d’être aussi con. De tomber là-dedans, moi, dans ces espèces de complexes complètement débiles qui ne servent à rien, de focaliser sur des détails aussi futiles que le pli de la peau, de me plomber la vie avec ça, alors que franchement, ça va… J’ai trois enfants qui poussent bien. On a failli se séparer dix fois, avec Fabien, mais on a tenu bon – moyennant une bonne thérapie de couple et des années de séances individuelles, mais franchement, je suis fière de nous : après douze ans de vie commune, on se marre encore, on se désire encore… Et le plus fou, c’est ça : Fabien me trouve belle, j’ai cette chance là, d’avoir un mec qui me le répète, qui me regarde exactement avec les mêmes yeux qu’avant…

Avant la fatigue, avant les grossesses, avant les quarante balais… Je sais tout ça. Je sais la chance que j’ai. Je sais que si je veux me raconter que je suis une fille indépendante, capable de gérer sa vie – et sa boîte comme je le fais, je suis censée avoir dépassé ça. Normalement, j’ai les outils pour résister à la norme, aux injonctions, aux diktats… Je sais que ça n’est que ça, en plus : qui a déclaré qu’on devait toutes avoir le ventre plat et rentrer dans du 36, hein ? J’ai eu une mère hyper féministe, qui m’a appris à me passer du regard des hommes… Enfin, qui a voulu me l’apprendre : avec moi, c’est raté. Je suis complètement piégée là-dedans. Et quand je me regarde, quand je regarde mon ventre, flasque, mou, presque déjà frippé, je sais que je me regarde aussi avec leurs yeux…

Mais ça ne suffit pas : chaque fois, j’ai très, très envie de pleurer. Vraiment. A gros bouillons, comme si c’était la chose la plus importante, et la plus affreuse du monde. Alors je ne regarde plus. Vrai : depuis plus d’un an, je ne baisse plus les yeux vers lui, quand je me regarde dans une glace. C’est quand même complètement débile d’en être arrivée là, non ? » -Marion, 43 ans.

« Wow. Toux doux, Marion, et surtout avec vous…

Parce que si je résume, vous êtes : con, débile, détestable, et dotée d’une espèce d’excroissance peu ragoûtante qu’on appelle ventre flasque. Mais sinon, vous avez songé, un jour, à être un peu plus douce avec vous ? Vous êtes cortiquée. Et même sacrément. Vous êtes costaud. Et pas qu’un peu.

Donc ça n’est pas à vous que je vais rappeler que votre ventre est aussi celui qui a porté vos enfants. Qu’on a tout intérêt, qu’on se doit, même de se féliciter (et tous les jours) pour tout ce qu’on a réussi à faire, plutôt que de se flageller pour ce qui ne coche pas toujours exactement la bonne case. Que votre corps raconte une histoire, la vôtre, forcément singulière, et forcément riche de ses singularités. Que la perfection n’existe pas, et que c’est quand même une excellente nouvelle : c’est dans le creux, dans la bosse, dans la lésion, dans l’imparfait que se niche la possibilité d’une surprise, d’un enseignement, ou d’une richesse – je dis ça au moins autant pour votre ventre que pour absolument toute particule de réel. 

Je ne vous répèterai pas que rien n’existe « en soi », et encore moins la beauté, ni quantifiable, ni mesurable, de façon absolue et définitive : tout est toujours question de point de vue. Celui de votre amoureux est au moins tout aussi valable que le vôtre. Il vous trouve belle ? Il y a des chances que vous le soyez. Je vous épargnerai les discours body-positivistes, et l’éloge de la diversité corporelle : a priori, vous les connaissez par cœur. Votre tête fonctionne, et plutôt bien. Elle mouline, mais parfois trop, jusqu’à en être coupée de votre corps : votre ventre, c’est « lui » comme si ça n’était pas « vous » Comme si vous étiez un pur esprit, détaché de toute contingence matérielle. Comme si votre intelligence, votre culture, vos références devaient suffire à vous guider, dans votre rapport au monde où à vous même. D’où ça vient, ça ? A quel moment avez-vous pu donner les pleins pouvoirs à votre cerveau, au point d’en nier vos émotions, mêmes les plus triviales ?

Oui, vous pouvez avoir les boules pour un bourrelet (que vous considérez comme) disgracieux. Oui, votre reflet dans le miroir peut vous faire monter (un temps) ce petit nœud dans la gorge. Vous avez le droit. Vous n’en êtes pas moins la femme indépendante et libre que souhaitait vous voir devenir votre mère. Vous êtes, comme nous toutes, un être humain, plongée, depuis le biberon, dans un environnement, dont on pourrait dire, entre autre chose, qu’il est dessiné par, et pour les hommes. Longtemps, ceux-ci ont été les seuls autorisés à nous dessiner, nous peindre, nous raconter l’enviable et le désirable. Ces peintures, nous les avons vues. Ces lectures, nous les avons eues. Ces images, nous les avons absorbées, par tous les pores de notre peau… Et les réseaux sociaux, avec leur flux permanent de corps, de peau, de proportions instagrammables n’ont fait qu’en rajouter une couche.

Acceptez, Marion, d’y être parfois un peu perméable. Acceptez d’être, au fond, comme tout le monde. Laissez-vous allez à vos impulsions premières : vous verrez, c’est beaucoup plus reposant. Au moins, vous abandonnerez cette lutte là et c’est beaucoup, beaucoup d’énergie de gagnée. Restera, alors, parfois, une tristesse qui affleure, une mélancolie qui peut vous attraper, par vagues, une certaine vulnérabilité que, parfois, le temps qui passe peut encore renforcer : à quarante-trois ans, vous êtes, certes, bien mieux campée sur vos deux jambes qu’à vingt ans. Plus solide, plus forte, plus sûre… Mais de moins en moins ferme – physiquement, je veux dire. Ça, ça s’appelle prendre de l’âge, et, même s’il vous reste une jolie route, pleine de beaux virages devant vous, le fait est qu’au fond, vous le savez : votre corps va doucement, sûrement, accuser le coup. Oui, c’est désolant. Et c’est même révoltant. Mais comme le dit souvent Annie Ernaux : tout le monde a peur de la mort, tout le monde déteste vieillir. Le mieux, c’est d’y penser le moins possible. Sinon, la vie est beaucoup trop triste.  Je vous embrasse,  chère Marion. »

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