Allo, Giulia ? « Je me suis toujours définie comme une hétéro mais depuis peu je rêve que je fais l’amour avec une femme »

« Chère Giulia,

 

J’ai fait un de ces rêves qui vous poursuivent toute la journée, et même plusieurs jours en ce qui me concerne. C’était chouette. Et même très chouette sur le moment. Mais justement. J’ai rêvé que je couchais avec une fille. Non identifiée, je précise. Mais je sais que c’était une fille, et je sais que, dans mon rêve en tous cas, j’ai joui. Je n’ai jamais, jamais, jamais eu de désir pour une femme. Et encore moins d’aventure homosexuelle. Des amitiés très fortes, oui. Je ne suis pas hostile aux femmes. Mais j’ai toujours été en couple, et de ce côté là, j’ai plutôt eu de la chance : des histoires longues, des mecs bien. Avec qui, au lit, franchement, je n’avais pas à me plaindre. Au passage, j’ai eu deux enfants que j’adore, comme j’adore être mère. Donc je suis, enfin, je pense, assez classiquement hétéro. Par contre, c’est fou, mais être lesbienne est ma terreur depuis l’enfance. Pourtant, je viens d’un milieu totalement ouvert sur la question. Mes parents étaient complètement athées, plutôt à gauche, on a reçu, mes frères et moi, une éducation assez libre, à tous les niveaux. Mais alors, pourquoi j’en ai si peur ? Et pourquoi, tout à coup, je rêve que je couche avec une fille ? C’est affreux, mais : est-ce que ça veut dire que je suis lesbienne et que je me mens depuis toutes ces années ? »Juliette, 43 ans.

 

« Hmmm… Chère Juliette…

 

Affreux, vraiment ? Petit détail préliminaire (et non des moindres), avant de vous répondre sur le fond : les lesbiennes sont bien plus réjouies de la galipette que les autres femmes. Etude après étude, il semblerait que le fait même de faire l’amour avec une femme t’assure un aller simple pour le septième ciel, quand, marche après marche, péniblement, laborieusement parfois, les hétéros accèdent, parfois, au troisième – et encore, les jours de pluie. Mais j’y reviendrai. Comme sans doute, un jour d’ennui, je pourrais tenter un résumé des conclusions de Freud concernant nos vies nocturnes. En attendant, pour faire court : ça n’est pas parce que vous rêvez de coucher avec une fille que vous avez envie de coucher avec une fille. Méfiez-vous, toujours, des interprétations littérales : nos inconscients sont beaucoup trop joueurs pour nous envoyer des messages aussi peu codés que ça. Quelle place prend la sexualité dans votre vie au moment où vous faites ce rêve ? Où en êtes vous de votre rapport au plaisir en général ? Dans certains détails de son visage ou de son corps, à qui vous faisait penser cette fille ? Les sensations exactes que vous éprouviez, comment les décririez-vous ? Lui parliez-vous ? Que lui disiez-vous, avant, après ? Et elle, parlait-elle? Toutes ces réponses sont nécessaires si vous voulez toucher du doigt la signification de votre rêve. Mais la vraie question que je me pose, moi, à vous lire, est cette terreur que la perspective d’une éventuelle homosexualité vous inspire. Depuis toujours, dites-vous ? Je ne sais pas exactement quel discours on produisait, dans votre entourage proche, sur la famille, le couple, ou la sexualité. Je ne sais pas non plus ce qu’on a pu vous dire de la transgression, ou des chemins de traverse. Mais je peux parier sur le fait que, aussi ouverts soient-ils, vos parents aient été élevés, comme tous, dans une culture judéo-chrétienne où l’hétérosexualité reste la norme par défaut. Sans que ce ne soit jamais clairement énoncé, elle est le modèle dominant. Comme telle, elle est profondément rassurante. Elle est l’endroit où tout le monde va, alors personne, n’a à se demander pourquoi, ou comment, y aller. Face à cette domination statistique, historique, sociale, et symbolique, l’homosexualité, elle, suscite, à minima, des interrogations. Elle est le sentier de traverse – ou l’itinéraire bis, quand la plupart d’entre nous filent droit sur une autoroute cinq voies, avec mariage, PEL, et enfants à la clé. Pour la vivre, il va donc falloir s’émanciper, se bagarrer, s’inventer, se déterminer. Et oui, ça, je vous l’accorde, ça peut faire un peu flipper… A moins de se souvenir de l’échelle de Kinsey. Dans les années cinquante, Alfred Kinsey, le pape de la sexologie moderne, l’affirmait, après avoir interrogé des centaines et des centaines d’hommes et de femmes : homosexualité et hétérosexualité ne forment pas deux catégories étanches l’une à l’autre. Selon lui, nous avons tous, en nous, une part de chacune, plus ou moins prononcée, mise en pratique, ou simplement fantasmée, en fonction des rencontres et des périodes de la vie. Et si nous pouvions débarrasser notre sexualité de ses présupposés, libérer notre pensée de ses préjugés, désenclaver nos corps de leur corset millénaire, nous serions tous capables de naviguer, d’un pôle à l’autre, en toute fluidité. C’est encore loin d’être le cas : d’après l’IFOP, si 18% des femmes ont déjà été attirées par une autre femme, 10% seulement sont passées à l’acte, 3% se définissent comme bisexuelles et 1% comme lesbiennes. C’est dire si vous n’êtes pas la seule à flipper…  C’est dire aussi qu’on a parfaitement le droit de rêver sans se sentir obligée de passer à l’acte, ou de revendiquer une identité. Cette étude, c’est Mathilde Ramadier qui la cite, dans son dernier livre : « Vivre fluide, quand les femmes s’émancipent de l’hétérosexualité. » (1) Rappelant combien l’identité fige, et comme l’orientation dirige, l’essayiste préfère, elle, parler de « situation sexuelle » : valable à un instant t, sensible à son environnement immédiat, ouverte, mouvante, vivante. Libre. Lisez-le, chère Juliette. »

 

(1) Editions du Faubourg.

Continuer la lecture

Quitter la version mobile