C’est mon histoire : « Comment je me suis réconciliée avec mon père »

« Mon père était un fantôme »                                                          

Je crois sincèrement pouvoir dire que je n’ai jamais vu mes parents heureux. À la maison, ça criait tout le temps. Ma mère avait une prédilection pour les assiettes, qu’elle fracassait contre le mur de la cuisine en hurlant « t’es qu’un bon à rien » à la face de mon père. Moi, je tremblais. De honte, parce que nous vivions dans une de ces maisons de lotissement mitoyennes, où les murs étaient des feuilles de papier, et je savais que les voisins nous entendaient. Et puis de peur, parce que je craignais que ça dégénère. Mais la peur, je ne pouvais pas la montrer : l’aînée, c’était moi. J’embarquais ma petite sœur, Caro, dans notre chambre, je fabriquais une cabane avec des draps, on était cow-girls dans le Far West, ou chercheuses d’or en Amazonie, et on tentait d’oublier les cris… jusqu’à ce qu’on entende la porte claquer : ça voulait dire que mon père était parti finir la soirée au bar, et que ma mère était en train de pleurer dans le salon. Que c’était donc à mon tour de faire revenir le calme dans la maison : endormir ma sœur, consoler ma mère. À force, elle n’avait même plus besoin de me dire que mon père était nul, je le pensais aussi. Il était chauffeur routier, et ça, ça veut dire jamais là, ou presque. Ce qui, au fond, ne faisait pas une grande différence : mon père était un fantôme, constamment épuisé. Quand je suis entrée au CP, il a voulu passer au moins le temps des devoirs avec moi. Il me répétait : « C’est important, l’école, Béatrice, c’est important. » Tellement important qu’il bâillait à s’en décrocher la mâchoire, pendant qu’il me faisait réciter mes tables de multiplication. Ma mère, elle, était sur tous les fronts. Se battre pour gagner notre vie, et le mieux possible : d’institutrice, à force de nuits blanches et de concours internes, elle était devenue CPE. Se battre pour qu’on soit bien habillées, qu’on mange sainement et qu’on fasse du sport. De la danse, elle adorait ça. Et puis du théâtre : elle nous y emmenait chaque fois qu’elle pouvait, et la bibliothèque, c’était tous les mercredis. « Vous ne croupirez pas dans ce trou », répétait-elle, avec un regard de défi. À qui ? À elle-même, sans doute.

«Ma mère a reporté ses rêves sur moi »                               

Ses parents étaient agriculteurs, elle était leur fille unique, elle aurait dû reprendre, plus tard, la ferme parentale… Elle a dit non, elle a tenu bon. Et elle est sans doute la première de la famille à être allée au-delà du bac. En chemin, elle croise mon père, et il sait y faire : c’était déjà un coureur à l’époque, et il avait de très beaux yeux bleus – sans doute la seule chose que je tienne de lui. Bref, ma mère tombe enceinte, il faut bosser, et vite, les études seront courtes. Mon père avait hérité, lui, du garage de son père, mais le garage a fait faillite quelques mois après ma naissance. Ma mère tombe enceinte une seconde fois, entre-temps, mon père est parti sur les routes et, avec deux gamines sur les bras, ma mère n’a pas le choix : ses rêves, elle les fout définitivement au placard… Ou plutôt, les reporte sur moi. Pour elle, je lis. Je dévore même. Tous les livres qu’elle n’a plus le temps de lire. Ils sont mon refuge, ma bulle, la promesse d’un ailleurs où ça ne crierait plus. Caro pose sa tête sur mon épaule, veut que je lise pour elle. Je fais mieux que ça : notre lit devient une scène de théâtre, les robes de ma mère ses costumes, je lui fais jouer tous les personnages… Ces dimanches après-midi dans notre chambre sont, je crois, ma toute première expérience théâtrale et j’adore ça. J’ai le sentiment d’avoir entre mes mains le pouvoir de convoquer le merveilleux. À 12 ans, j’en suis convaincue : ma vie se passera dans un théâtre. En attendant, à la maison, on joue l’éternel acte III : disputes, portes qui claquent, sanglots maternels. Sauf qu’un soir je n’arrive pas à calmer le jeu. En apnée, ma mère murmure : « Ton père a une maîtresse. » Ça y est, je le hais. Et je l’attends, de pied ferme, dans le salon, jusqu’à l’aube. Je veux le confronter, il baisse les yeux, il fuit. Quelques mois plus tard, ses affaires avaient disparu de la maison. Assez rapidement, il fut décidé que ma sœur et moi irions chez lui un week-end sur deux, et le temps des vacances. Je détestais y aller. Entre nous, tout était poussif, maladroit. Il avait si peu l’habitude de s’occuper de nous… Et puis Martine était là : je savais qu’en rentrant à la maison j’allais subir l’interrogatoire de ma mère. J’étais censée la trouver affreuse… La vérité, c’est qu’elle était plutôt sympa. À sa place, devant les deux petites furies que nous étions, j’aurais détalé dix fois. Mais elle avait l’air très amoureuse de mon père – et c’était visiblement réciproque. Moi, je me sentais comme un cheveu sur la soupe. L’intruse. Gênante. J’aurais voulu, à nouveau, me réfugier dans mes livres, mais il n’y en avait aucun – d’à peu près intéressant, je veux dire. De toute façon, avec la télé en fond sonore permanent, j’aurais été incapable de me concentrer. Alors, peu à peu, j’ai cessé d’y aller, sans vraiment que mon père cherche à me retenir – ni que ma mère parvienne à retenir sa joie.

« J’avais honte d’avoir honte de lui »                              

De loin en loin, au départ, j’ai maintenu le contact avec mon père. Je l’invitais, par exemple, aux spectacles que montait mon collectif de théâtre, quand on passait dans le coin. J’attendais qu’il vienne, je détestais qu’il vienne. Après la représentation, il parlait (trop) fort, il riait (trop) fort, faisait des commentaires sur la pièce qui me faisaient rougir jusqu’aux oreilles… Et moi, j’avais honte d’avoir honte de lui. Il fallait que cette torture cesse. J’ai donc cessé de l’inviter. Je suis venue m’installer à Paris, j’ai rencontré mon mari… Et puis je suis tombée enceinte. Tout à coup, j’ai eu très envie de le revoir. Ce bébé ne pouvait pas ne pas connaître son grand-père, ça me paraissait totalement fou. Sans rien dire à ma mère, j’ai appelé Martine. Comme toujours, elle m’a très bien accueillie. Bien sûr, je venais quand je voulais. Bien sûr, je serais toujours la bienvenue. Et quelle excellente nouvelle, ce bébé ! Arrivée chez eux, j’ai eu du mal à reconnaître mon père : il avait perdu ses cheveux, et une bonne quinzaine de kilos. Il se remettait d’un cancer, il était en rémission. Fragile, donc, mais déterminé à ne plus perdre de temps : « J’ai voulu t’appeler, m’a-t-il dit doucement, je n’ai pas osé. C’est fou comme avec vous je n’ai jamais rien osé… » La « grande conversation », c’était donc lui qui la lançait. « Je sais, je n’ai pas été le meilleur des pères avec vous », « je te demande pardon », « il nous reste du temps » : ces phrases-là ont été prononcées tout de suite, et elles m’ont fait un bien fou. J’ai pris l’habitude de venir régulièrement chez eux. Malgré la télé en fond sonore, malgré l’absence de livres, je m’y sentais bien. Au fil des semaines, on s’est suffisamment détendus, tous les deux, pour aborder le « sujet central » : ma mère. En vantant d’abord toutes ses qualités – et elles sont réelles –, je dois dire qu’il s’y est bien pris. Alors j’ai pu entendre la suite : l’exigence folle de ma mère, que j’avais bien connue ; son idée tenace que tout n’était qu’une question de volonté, et la sienne était de fer ; ce rapport à la vie fait d’ambitions et d’objectifs, dont elle avait, d’ailleurs, souffert la première… « Elle m’a convaincu que je ne serais jamais assez bien, ni pour elle ni pour vous, a-t-il conclu, d’une voix douce. Alors, j’ai pris la tangente. » La tangente s’appelait Martine. Martine qui était comme lui, Martine qui l’aimait pour ce qu’il était, qui ne le challengeait pas en permanence… Tout n’est pas résolu, je le sais. Je sais aussi qu’on ne peut pas refaire le passé. Et je peux encore moins faire de mon père celui que ma mère aurait rêvé pour nous. Mais je commence à me donner le droit de l’aimer.

Continuer la lecture

Quitter la version mobile