C’est mon histoire de Noël : « C’était le cadeau pourri de trop »

À table, la tension était palpable. « Qui reprendra un peu de chapon ? » lança ma mère pour faire diversion. Tout le monde tendit l’assiette sauf Raphaëlle, ma belle-sœur. « Comment ça, tu n’en veux pas ? Tu n’as pas aimé ? Y avait trop de marrons ? Trop d’ail ? » « M’enfin, maman, tu sais bien qu’elle ne mange rien », lâchai-je, telle une bombe dans ce tableau de Noël presque parfait. C’était sorti tout seul. En même temps, je m’étonnais d’avoir tenu jusque-là (23 h 36) tant je bouillonnais intérieurement depuis le début du repas.             

« Elle, elle a un prénom ! répliqua mon frère. Et on n’y est pour rien si tu as pris 25 kilos pendant ta grossesse ! » Moi : « J’ai pris 19 kilos et c’était il y a dix ans. » Mon père se leva et s’enfuit vite chercher du vin. Mon oncle Polo, de plus en plus dans le brouillard du bourgogne : « Eh ben, ma Julia, ce n’est pas étonnant que tu sois toujours célibataire ! » Le coup bas. « C’est sûr qu’avec mon nouveau pyjama je ne suis pas près de garder un mec ! » « Quoi ? Tu n’aimes pas ? » osa me demander Raphaëlle, comme si un pyjama qui gratte, marqué d’un imprimé « machine à bisous » sur la poitrine, pouvait plaire à quiconque. Toute ma rancœur venait de ces deux bouts de tissu informes qu’elle et mon frère avaient choisi de m’offrir cette année.             

Chaque cadeau de Noël surpassait le précédent. En 2016, c’était le tableau d’une femme mi-chien, mi-chat à moustache (« de l’art contemporain »). Ensuite, une douille pâtissière à piston – j’ai dû faire deux gâteaux dans ma vie. En 2018, j’étais contente avec mon moule à pain en terre cuite de 2 mètres de haut, nickel dans mes 45 mètres carrés. Il a fini sur eBay. Le Noël suivant – surprise – ce fut un bac à glaçons en forme de gondole de Venise. Était-ce un message subliminal pour me sommer de trouver un mec ?                

Je ne pouvais pas croire qu’elle ait si peu de goût. D’ailleurs, il suffisait de l’observer pour voir qu’elle appréciait les jolies choses. Non, le problème était celui de la perception qu’elle et, par ricochet, mon frère avaient de moi. La découverte du pyjama « machine à bisous » – avec bruit de bisou lorsqu’on pressait un bouton – acheva de me convaincre quant à la beaufitude que je devais incarner à leurs yeux. Ce millésime 2020 était si ringard qu’il en était fascinant. Et moi qui passais des heures à essayer de trouver le cadeau-qui-touche… Alors forcément, quand elle me demanda ce que je pensais de son pyjama, je n’ai pas été très tendre. Quinze années de frustration et de contenance mêlées à un brin de jalousie face à sa taille de guêpe se sont déversées sur la table, pourtant si joliment décorée. Notre dîner de Noël bascula alors, pour la première fois, en guerre de tranchées.        

Les mots et les voix fusaient et s’emmêlaient sous les commentaires hors sujet de tonton Polo. Mon frère s’était mis à ressortir les vieux dossiers. La fois où je lui avais piqué une pièce de 100 francs alors qu’il les collectionnait, celle où il avait été accusé à ma place d’avoir cassé le lustre de l’entrée… « Mais Philippe enfin, dis quelque chose ! » s’énerva ma mère. Mon père, qui détestait les conflits, passa en mode médiateur de l’Onu. « Les enfants, vous n’allez pas vous battre pour une histoire de cadeaux alors que ce n’est que de l’amour ! Regardez les miens avec votre mère : les bijoux, les tenues, elle ne les porte jamais ! Ce n’est pas si grave… » Ma mère bondit : « Pardon ? Est-ce bien l’homme qui m’a offert un grille-pain qui parle ? C’était quand la dernière fois que tu m’as offert une tenue à part celle de jardinage il y a cinq ans ? »                

Mon frère voulut venir en aide au paternel : « Pareil avec Raphaëlle… Son cadeau des 40 ans, sa montre, elle ne la porte jamais ! Ce qui nous plaît ne plaît pas forcément aux autres ! » Ma belle-sœur, échaudée par notre dispute, explosa : « Je ne la porte pas, ta montre, car c’est ta collègue, celle avec qui tu échanges des mots doux dans mon dos – ta maîtresse peut-être ? –, qui l’a choisie, connard ! » Elle partit en claquant la porte et en hurlant : « Les enfants, au lit ! » Nous restâmes tous interdits sous le clignotement du sapin. Oups… Assez vite, ma mère lui emboîta le pas, fâchée : « Vous avez tout gâché. » Mon père lui courut après : « Mais, chérie, pars pas comme ça… » Tonton Polo s’éclipsa, lui, en titubant et en répétant : « La boulette, la grosse boulette… »      

J’étais désormais seule dans le salon face à mon frère, il nous fallait un truc fort. Alors on attaqua la vieille prune et on se raconta nos vies. Lui, ses problèmes de couple que j’ignorais, moi, mes soucis de maman célibataire. Toute la nuit, on se rassura et surtout on rit comme deux abrutis, comme deux enfants un peu trop gâtés.                

Le matin, je me suis réveillée sur le canapé avec une affreuse gueule de bois. Et devinez quoi ? J’étais dans mon pyjama « machine à bisous ». Ça a moyennement fait rire ma mère quand on s’est croisées au petit déj.

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