Santé

C’est mon histoire : « J’ai choisi l’amitié plutôt que l’amour »

Ni séducteur ni don Juan                                                

Depuis ma rupture avec Bruno il y a trente ans, j’ai toujours caressé l’espoir d’un amour encore possible. Sans doute parce que notre histoire qui avait duré quatre ans, prolongée par plusieurs retrouvailles, s’était construite comme un mythe. Celui d’une passion incandescente et chahutée qui nous avait dépassés et submergés, malgré la différence d’âge – j’avais 18 ans et lui, 36 –, malgré l’opposition acharnée de mes parents, malgré le qu’en-dira-t-on. J’en avais été longtemps persuadée : cette rencontre avait été trop forte pour être balayée. D’ailleurs, voir Bruno, ou même en entendre parler par les uns ou les autres, me projetait immédiatement dans ce passé idéalisé et pourtant volcanique, dans ce feu, qui, longtemps, n’avait cessé de se rallumer malgré nos vies qui suivaient leur cours. Lui, divorcé, remarié ; moi, en couple, célibataire, en couple. Jusqu’à ce soir de printemps de l’année 2010 où nous avons fait l’amour pour la dernière fois. Il était venu prendre un verre à la maison, et sans que ni lui ni moi l’ayons prémédité, nous nous sommes retrouvés dans mon lit. À l’époque, il était marié et traversait une période houleuse. Cependant, il n’avait jamais été séducteur ni le genre à tromper sa femme. Plutôt l’homme d’une seule femme quand il était en couple. Mal à l’aise à cause de la tournure des événements, il était rentré dormir chez lui et c’était bien ainsi. N’était-ce pas qu’un simple dérapage ? Pourtant, le lendemain, il m’avait proposé de m’emmener déjeuner au Chalet des Îles, dans le bois de Boulogne.                

Il faisait beau. Dès que je l’ai vu, j’ai su : tout s’était réactivé. D’ailleurs, ne l’avais-je pas voulu ? Or, maintenant qu’il était là, je cherchais la porte de sortie. Comme toujours. Dans un paradoxe que j’ai du mal à expliquer, je ne pouvais me résoudre à la fin de cette relation, alors que j’avais toujours été incapable de lui dire « oui », définitivement. Sans doute en raison de sa personnalité charismatique mais trop autoritaire, de son désir d’être pygmalion alors que je m’efforçais de trouver ma voie par moi-même, et sûrement aussi de ma peur panique de l’engagement. Chaque fois que nous renouions, immanquablement, au bout d’un moment, je choisissais la fuite. Rongée et meurtrie pourtant quand il retombait dans les bras d’une autre. Le « ni sans toi ni avec toi » de « La Femme d’à côté », de François Truffaut, ne résonnait jamais autant en moi que dans ces moments-là.

« Un mot de toi et je quitte tout »                              

Après le déjeuner, nous nous étions allongés dans l’herbe. Sous le soleil du printemps naissant, il me persuadait de l’importance de notre histoire – « il ne faut pas la laisser passer une énième fois, tu vois bien qu’un lien indéfectible nous unit » –, et s’employait à faire tomber les murs que j’érigeais à coup de bonnes – et de moins bonnes – raisons. Jusqu’au moment où, comme dans le dernier acte d’une pièce qui pourtant n’était pas jouée, il m’a dit : « Un mot de toi et je quitte tout. » La panique et la sensation du piège qui se referme. Sans réfléchir, je lui ai rétorqué : « Mais Bruno, tu es trop vieux pour moi. » En une phrase, je venais de lui porter l’estocade, et de mettre un terme définitif à notre histoire en accordéon. Il y avait eu un avant mais, à partir de ce jour, il n’y aurait plus d’après. Il me raconta plus tard la douleur, l’anéantissement, le mot « fin » qui s’impose. « Je pouvais tout faire pour te reconquérir, mais être plus jeune je ne le pouvais pas. » Sans le savoir, je m’étais tiré une balle dans le pied. Pour Bruno, les jours d’après se sont écrits sans moi, pour toujours, alors que je retournais à ma vie, inconsciente de mes mots, pensant encore que cette valse mal dansée ne s’arrêterait jamais. « Indéfectible », avait-il dit. J’ai mis du temps à comprendre que la page était tournée définitivement. Sans doute ne pouvais-je m’y résoudre, préférant dans une tentation infantile me masquer les yeux ? Ce que je refusais de voir ne pouvait pas exister. La réalité m’a pourtant rendue à la raison. Un an plus tard, quand il s’est séparé de sa femme, ce n’est pas vers moi qu’il est allé cette fois-ci, mais vers d’autres. J’étais définitivement sortie de son paysage amoureux. J’aurais tout fait pour dégoupiller la grenade que j’avais lancée mais c’était trop tard. Et cette perte me laissait seule avec des sentiments à son endroit dont je n’avais mesuré ni la puissance ni la résistance.                

Un temps long a passé sans qu’on se croise et, un jour, je ne sais plus à la faveur de quel événement, nous nous sommes revus. Un déjeuner puis un autre, un dîner parfois aussi. Au début, j’en ressortais hagarde, comme si j’avais perdu ma boussole, avec la tristesse de notre amour dilué et la peur qu’il s’efface à jamais. Mais, avec le temps, le fil de notre complicité s’est renoué, et je me sentais ragaillardie d’avoir encore une place quelque part dans sa vie, sans pouvoir la définir.

Non, je ne vieillirai pas avec lui                                                          

Et puis, il y a six mois, alors que Bruno était au bord du divorce avec sa seconde femme, il m’a proposé de le rejoindre dans sa maison de campagne où il passait ses vacances avec sa dernière fille. J’ai accepté sans savoir vraiment ce que je venais chercher. Effacer le temps et reprendre l’histoire là où elle s’était arrêtée ? Renouer avec la légèreté et l’insouciance de ces années-là ? Essayer de faire autre chose et surtout « quelque chose » de cette relation ? Être là en amie, et nourrir le lien au nom de l’affection qui nous unissait ? Ma raison m’aiguillait vers cette dernière voie mais, au moment où j’ai posé le pied dans cette maison, tout m’a ramenée vers le passé. Chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes attisait mes sentiments. Son franc-parler et sa manière d’occuper l’espace, sa façon d’être totalement iconoclaste et pourtant empêtré dans les conventions, sa nature inepte à toute diplomatie mais si drôle en retour. Dans son sillage, la vie était plus vibrante. Je retrouvais les sentiments de mes 18 ans mais je jouais la partition en solo. J’étais partie le rejoindre dans l’allégresse mais chaque jour je perdais pied, un peu plus. Et mon malaise me grignotait le cerveau et le cœur, jusqu’à ce coup fatal. Un soir, après avoir noyé ma gêne et lui son chagrin dans plusieurs verres de vin, nous discutions de la vie, de l’amour, de sa tristesse immense à l’idée de divorcer une deuxième fois, mais aussi de son envie de retrouver l’amour, harmonieux cette fois-ci. Et dans une peur insensée de la vieillesse et de la mort qui l’avait toujours fait aimer des femmes plus jeunes que lui, il a ajouté : « Une femme qui a moins de 40 ans. » Je les avais dépassés. Vingt ans après, c’était le retour à l’envoyeur, l’effet boomerang. J’ai feint le rire, moqué cette faille chez lui, mais comme lui, quelques années plus tôt, je me suis vue chavirer. Ces huit mots mettaient fin à tous mes rêves insensés, aux histoires que je me racontais. Non, je ne vieillirai pas avec lui et, pour autant, je tenais à cet homme, infiniment. Que fait-on d’une histoire ratée qui vous hante ? Je suis rentrée à Paris, abattue. J’invoquais tous mes morts pour sortir de ce trou noir, trouver la voie à emprunter. Au fond de moi, je la connaissais. Notre affection réciproque était le terreau d’une amitié unique que je pouvais nourrir, pour aller vers l’avenir et arrêter de regarder vers le passé. Dans le taxi qui me ramenait chez moi, j’ai entendu le son d’un SMS. C’était lui. Peu habitué aux épanchements, il m’écrivait : « Merci Ariane d’être venue me rejoindre. Je ne voulais pas être seul. Je ne le montre pas trop mais, au fond, je suis très triste et tu m’as aidé à passer ces quelques jours, qui, pour moi, furent rudes. Merci ma très chère amie. » En quelques phrases, il me tendait une perche pour m’extraire de mon marécage, m’ouvrait clairement la porte de cette autre relation. Voilà, ma place était là, évidente, et peut-être indéfectible.

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