C’est mon histoire : « J’ai passé Noël seul… j’ai adoré »

« Tu sais, Clémence, rien de t’oblige à vivre tout ça »                                

De quand date mon dernier Noël seule ? Inutile de chercher longtemps : jamais je n’ai passé les journées des 24 et 25 décembre sans compagnie. Avec mes parents, mes grands-parents, mes oncles et tantes et mes cousins, ou avec mon mari et sa famille, mais toute seule, jamais ! Clairement, il y a quelques années, cette perspective m’aurait donné une furieuse envie de me pendre. La lose totale. Le summum de la solitude. Et, pourtant, aujourd’hui, j’adore l’idée de ce premier Noël que je vais vivre en solitaire, symbole de ma liberté retrouvée, dans la petite maison où j’ai emménagé il y a quelques semaines. Depuis neuf ans, les fêtes, je les passe avec mon compagnon Lorenzo. Je l’ai rencontré chez des amis communs à une soirée d’où il s’est rapidement éclipsé, vite lassé de la musique qui assourdissait notre conversation, du monde qui se pressait autour de nous, non sans m’avoir demandé mon 06. Lorenzo, de onze ans mon aîné, n’est pas le plus drôle des garçons, mais je fonds complètement devant son charme de brun ténébreux, sa sensibilité à vif, son souci du détail et son impressionnante culture. Passionné de théâtre, il n’a plus le temps de jouer avec sa troupe de comédiens à cause d’une activité professionnelle chronophage. Son salaire mirobolant compense de moins en moins son intérêt déclinant pour la finance.                

Notre histoire commence doucement. Nous avons tous les deux quelques amours au compteur et le souci de ne pas aller plus vite que la musique. Je finis pourtant par emménager dans sa ravissante maison, en petite couronne parisienne. Encore étudiante en géographie, je ne vis pas au même rythme que lui. Je continue à voir ma belle bande de copains pendant que lui bosse non-stop, happé par une logique folle où s’enchaînent « challenges » imposés par sa direction et résultats financiers spectaculaires. La réussite de Lorenzo l’enchaîne à un job qui ne lui plaît plus. Ce malaise le rend perpétuellement bougon. Une petite voix en moi me dit que tout ira mieux lorsqu’il changera de voie, que je dois le sauver de lui-même. Après plusieurs années passées ensemble dans cette atmosphère bancale, je pose un ultimatum : ou bien il quitte son poste, ou bien je le quitte. Je n’ai aucune intention de passer mon existence avec un homme qui voue toute la sienne au travail. Lorenzo finit par négocier son départ, grassement, ce qui lui permet, sans inquiétude matérielle, de se lancer dans un projet qui lui tient à cœur depuis des années : monter sa troupe de théâtre professionnelle. Je respire : nous allons nous retrouver et je vais enfin voir mon homme épanoui. Je deviens enseignante. Mariage. Projet d’enfant – pour plus tard, rien ne presse.   

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Mais la belle vie que j’avais imaginée ne débute pas pour autant. Lorenzo ne parvient pas à fédérer autour de lui les comédiens avec lesquels il voulait travailler. Pour surmonter une franche amertume et gagner sa vie, il écrit une pièce de théâtre et donne des cours sur l’histoire du théâtre. Mais l’écriture piétine, ses employeurs et ses étudiants l’exaspèrent. Notre quotidien de couple n’a rien de réjouissant non plus. Lorenzo fait petit à petit le vide autour de nous à force de ressasser ses doctes théories sur l’art dramatique, de préparer les spaghettis à la carbonara sans crème fraîche ou de ne pas cacher son agacement lorsque je m’exprime sur un sujet qu’il estime mieux connaître que moi : la manière de réaliser du compost, d’étendre le linge ou de classer les livres… Plutôt que de voir notre quotidien se transformer en guérilla, je lui ai abandonné le jardin, j’ai cessé de conduire, je le laisse décider des vacances, etc. Quand je tempête, lassée d’être dévalorisée et de le voir tirer la gueule, un autre Lorenzo surgit, séducteur, attentionné, qui me met sur un piédestal. Mais, dès que ma colère s’estompe, il semble ne plus me voir. Un jour, sa sœur me glisse à l’oreille : « Tu sais, Clémence, rien ne t’oblige à vivre tout ça. » Sur le coup, je ne comprends pas vraiment.

« La mort de mon père est un déclic »                              

Deux événements viennent rompre notre routine. J’obtiens un poste en université qui me donne une nouvelle confiance en moi, de meilleurs revenus et un statut valorisant, ce dont mon mari ne se réjouit pas. Dans un autre registre, j’apprends que mon père est atteint d’un cancer au pronostic plus qu’incertain. Nos relations ont toujours été compliquées. Avec le recul, je vois le parallèle avec Lorenzo : jamais de compliments, beaucoup de reproches, peu d’expression d’affection, destinée la plupart du temps à me ramener dans leurs filets quand je me rebelle. J’accompagne mon père dans ses derniers mois, toujours plus rudes, mais qui nous donnent enfin l’occasion de parler. Le lien s’adoucit, une paix inédite nous rapproche. Chose impossible jusque-là, mon père me remercie de ma présence à chaque fois que je viens. La dernière fois que je le vois, il me caresse longuement les mains, sans un mot, son regard intense vissé au mien. C’est un adieu, je le sais. Lorsqu’il meurt, un immense sentiment de solitude s’ajoute au chagrin. Jamais je ne me sens soutenue par Lorenzo.             

Je passe des journées entières dans la maison où mon père s’est installé à la mort de ma mère dix ans plus tôt. Je trie l’incroyable fouillis accumulé, heureuse de me plonger dans les photos de famille, les lettres de mes parents et les livres qu’ils se sont amoureusement dédicacés. Un jour par semaine, puis deux, puis trois d’affilée, je reste là-bas, prétextant les transports que je m’épargne entre les deux logements. Germe peu à peu en moi une évidence : je me sens mieux loin de Lorenzo, de sa négativité, des règles étouffantes qu’il m’impose. La maison de mon père devient mon abri, mon refuge, le lieu où je revis, je redeviens qui je suis. Après quelques semaines d’allers et retours dans l’indifférence de mon mari, je prends enfin une décision. C’est fini. Je quitte Lorenzo qui n’en croit pas un mot, habitué à me voir partir et revenir. Lorsqu’il comprend enfin, il sort le grand jeu, avec une demande à genoux de le pardonner pour sa mauvaise humeur de « ces derniers temps ». J’ai envie de rire. Je ris. Décontenancé, l’amoureux transi jette le masque et me lance que je suis nulle et que je ne trouverai jamais mieux que lui. J’en doute, mais, échaudée, je ne suis aucunement pressée de vérifier.                                          

« Cette solitude me régénère »                                

Le mois de décembre a eu raison des dernières feuilles d’arbres. Leur dépouillement et la brièveté des jours sont propices à l’introspection à laquelle j’aspire. Je ne préviens pas de cette séparation les amis restés fidèles que je ne vois plus guère avec cette satanée pandémie. C’est justement le Covid qui me tombe sur le coin du nez avant les fêtes. Voilà la question de Noël réglée : ce sera seule avec moi-même. J’en prends mon parti sans état d’âme. Je me sens dans le double cocon de ma douce fébrilité et de la maison de mon père où j’ai trouvé ma place – c’est bien ma maison. Parfois j’ouvre un tiroir ou un placard, et c’est le parfum de mon père qu’il libère, comme un discret signe pour me dire qu’il n’est pas bien loin, qu’il veille sur moi. Cette solitude me régénère. J’ai tout le temps de repenser à mes années avec Lorenzo et de confirmer mon désir d’une nouvelle vie. Ma gentille voisine, une dame de 75 ans, qui en quelques mois s’est imposée comme une discrète confidente, une source de réconfort et de stabilité dans tous ces bouleversements, dépose sur mon perron de quoi me régaler pour le réveillon, mais nous gardons nos distances. Je prépare un dîner festif, j’allume toutes les bougies de mon home sweet home, et je lève une coupe de champagne à l’avenir libéré qui se dessine devant moi. Ce Noël, c’est ma propre (re)naissance que je célèbre.

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