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C’est mon histoire : « J’ai tout quitté pour l’amour de l’art »

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La boîte de Pandore                 

C’est un chagrin d’amour qui m’a mené chez l’astrologue. Une amie m’avait dit : « Tu verras, Baptiste, cette femme est formidable. » J’avais beau ne croire qu’en la psychanalyse, j’étais prêt à trouver du réconfort partout où je le pouvais. Cette astrologue a commencé par me raconter ma propre vie – c’était étrange d’entendre ses propos sonner si juste –, et, tout à coup, cette phrase est tombée comme un couperet : « Il faudrait peut-être penser à prendre du papier et un crayon. Vous êtes artiste et vous passez à côté de votre vie. » Cette parfaite inconnue venait de mettre le doigt sur le nœud de mon existence, que j’avais passé des heures et des heures à décortiquer sur le divan : ma frustration de ne pas embrasser une vie d’artiste. Et elle me l’assénait comme une évidence assourdissante, sans contradiction possible. Elle venait d’ouvrir la boîte de Pandore, et je m’entends encore lui répondre : « Ah non, pas vous ! » Non, pas elle, que j’étais allée voir pour qu’elle m’aide à faire la lumière sur cet échec amoureux et qui pointait son projecteur ailleurs, sur une douleur bien plus sourde. Je ne savais pas encore le chemin que ces quelques mots me feraient prendre. La porte de l’art m’avait été fermée à l’adolescence. Dès l’enfance, même. Je m’en souviens encore, j’avais demandé des crayons de couleur, mais personne n’y avait prêté attention. C’était ainsi dans ma famille : on ne demandait rien et, surtout, on oubliait. Un premier refus enfoui qui ressortirait des années plus tard sur le divan du psychanalyste. Mais, enfant, j’avais un autre passe-temps, insufflé par ma mère, qui était coiffeuse : je pouvais passer des heures à arranger la chevelure de mes sœurs. Et je me souviens encore des yeux remplis d’admiration de ma mère devant un chignon que j’avais réalisé. Ce regard sans doute m’importait plus que tout. Mais ne cherche-t-on pas toute sa vie l’approbation de ses parents ?

« Il sera coiffeur avec sa mère »                                           

Aussi, à 18 ans, quand mes professeurs leur ont conseillé de m’orienter vers une école des beaux-arts, et que mon père, agriculteur, s’y est opposé d’un lapidaire « il sera coiffeur avec sa mère », j’y ai trouvé mon compte. En tout cas, sur le moment. J’allais enfin arrêter l’école, qui m’ennuyait atrocement, j’allais rester avec ma mère et faire plaisir à mes parents. Après trois ans d’apprentissage dans le salon maternel, j’ai quitté mon village étouffant pour Bordeaux, où j’ai débuté chez Jacques Dessange. Tout à coup, la province avait des airs de Paris, et je découvrais la culture, le cinéma, le théâtre. Et, surtout, je me liais d’amitié avec cette femme, professeure d’arts plastiques, qui avait compris avant moi ce besoin d’art qui m’habitait. Souvenir indélébile : elle sonne un jour à ma porte et me tire par la main, tel un enfant, jusqu’au CAPC, ce musée d’art contemporain mythique, dirigé à l’époque par Jean-Louis Froment. Là, elle me pousse devant un tableau noir de Frank Stella et me lance : « Regarde ! » Une déflagration. Je ne comprends rien, mais mon être tout entier est saisi par la radicalité, la beauté. Et cette beauté était ce que j’avais toujours cherché sans le savoir. À partir de ce jour-là, j’ai arpenté les musées, les galeries, les biennales, rattrapé le temps perdu et fait mon éducation, seul. J’ai commencé à collectionner aussi.         

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À 24 ans, j’ai débarqué à Paris, et, si j’ai immédiatement ouvert mon salon de coiffure, c’était aussi pour me donner les moyens d’acheter des œuvres, qui allaient bientôt habiter tous les espaces où je vivais, mon appartement comme mon salon de coiffure. C’est à ce moment-là que j’ai commencé une psychanalyse. Comme l’art, dont j’ignorais tout, je savais intuitivement que je ne pouvais pas passer à côté. Sur le divan, cette urgence vitale s’est révélée sous un autre éclairage. J’ai compris le poids de l’assignation : le « tu seras coiffeur », énoncé par mon père, avait fermé la porte à mon désir profond de devenir artiste. Alors, je m’immergeais dans ce monde par tous les moyens, mais la frustration était là. Je la saisissais, je l’exprimais, je m’y débattais. D’ailleurs, n’avais-je pas essayé de trouver mille portes de sortie à la coiffure même si je m’y étais fait un nom ? En dessinant mon appartement, en suivant une formation à l’École Boulle, en caressant l’idée d’être architecte d’intérieur ? Sauf qu’au fond de moi je voulais dessiner, trouver mon identité, mais, ayant passé des années à côtoyer les œuvres des plus grands artistes, je plaçais l’art si haut qu’il n’était pas question d’être un imposteur.

Plus un jour sans dessin                                             

Deux ans après ce rendez-vous chez l’astrologue, un jour de frustration plus grande que les autres, je me suis dit « maintenant, tu prends un papier et un crayon et tu t’y mets ! ». Il me fallait me débarrasser de cette obsession, savoir si, oui ou non, j’en étais capable, alors qu’au même moment une petite voix sournoise me répétait « maintenant, tu vas vraiment voir que tu n’es pas fait pour ça ! ». Après deux heures passées à dessiner, non seulement j’avais pris du plaisir, mais le résultat me satisfaisait. Dès lors, je me suis promis qu’il n’y aurait plus un jour sans dessin, quoi qu’il arrive. Je dessinais le soir, la journée, en volant du temps au salon de coiffure… Durant un rendez-vous chez le psychanalyste, alors que je tentais encore de ménager la chèvre et le chou, j’ai lâché : « Ça aurait un peu de gueule de tout quitter ! » C’était dit. Une phrase comme un non-retour. J’ai mis en vente mon salon, mon appartement parisien, et je me suis installé dans ma maison à la campagne, mon refuge. Puis je suis retourné voir l’astrologue. Allait-elle me conforter ? J’attendais fébrilement qu’elle me parle de mon salon, mais rien. Alors, n’y tenant plus, je l’ai interrogée : « Et mon salon de coiffure ? » De sa voix douce et déterminée, elle a répondu : « Mais quel salon de coiffure ? C’est fini, tout ça ! » Une page s’était tournée, qui creusait la faille entre ma famille et moi. Cela faisait des années que j’avais choisi de me construire ailleurs, autrement, d’embrasser ce monde de la culture qui leur était si étranger et qui peut-être même les effrayait. Mais là, je faisais un pas de plus : je rompais l’assignation. D’ailleurs, avaient-ils compris quand j’avais commandé pour Noël ce cadeau chargé de sens, une boîte de crayons de couleur ?               

Pendant les cinq ans qui ont suivi cette décision de me consacrer au dessin, je me suis levé chaque matin comme si c’était le premier jour des vacances. J’ai dessiné tout le temps, sans but, réalisant des formats de plus en plus grands avec une mine de plus en plus fine. Pour mes amis, la question était récurrente : « Quand est-ce que tu nous montres ? » Je n’étais pas prêt, jusqu’au jour où je suis passé devant une galerie, où, comme une évidence, je me suis dit « ce sera là ». J’ai envoyé un dossier, et la galeriste m’a répondu immédiatement en ces mots : « J’aime sans pouvoir vous dire pourquoi ni comment mais je veux vous rencontrer. » J’avais 55 ans et je suis allé à ce rendez-vous comme un étudiant tremblant. Ma première exposition a ouvert le 2 septembre dernier. À côté de tous les compliments et les messages d’étonnement et d’admiration, dont ceux de ma mère qui s’est montrée surprise et fière, il est un événement qui m’a importé plus que les autres : l’achat d’une œuvre par une commissaire d’exposition dont le regard m’a toujours nourri. C’est elle qui m’a apporté cette validation que j’attendais. Aujourd’hui, alors que je suis allé au bout de mon désir, j’ai la certitude de ne pas m’être trompé de chemin. Et je sais que ce n’est que le début.

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