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C’est mon histoire : « Je me définis comme fluide »

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Préférer les chemins de traverse                        

J’aime ce mot, « fluide » : il est vaste, mouvant, et s’il désigne en général une identité de genre, chacun peut en faire ce qu’il veut, quand il veut. Habituellement on préfère dire « bisexuelle », mais c’est une étiquette de plus pour nous enfermer dans une catégorie figée. Moi, j’aime penser que le désir et l’amour sont pluriels. Qu’on a tous, en nous, des principes masculins et féminins, et qu’on peut explorer l’un ou l’autre en fonction des rencontres, et des moments de la vie. En tout cas, je l’ai toujours vécu comme ça : pourquoi se priver d’une moitié de soi ? Cette double attirance, pour les hommes et pour les femmes, n’a jamais été un sujet pour moi. Elle était. Point. Mais, quand ma seconde fille est née, je me suis demandé si, au fond, nous n’étions pas toutes plus fluides qu’on ne le pensait… Alors j’ai cherché. Des ressources, des recherches, des essais sur la bisexualité, mais je n’ai rien trouvé – ou si peu. Ce grand flou artistique m’a sauté aux yeux : s’il y a un vide historique, alors, oui, c’est un sujet. Et si je veux l’attraper, il faut que je commence par moi. Que je remonte, au plus loin dans mes souvenirs, au plus profond de mon désir, pour comprendre pourquoi, comment, j’avais préféré les sentiers de traverse au chemin, bien balisé, de l’hétérosexualité.

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Cultiver l’ambiguïté                                            

J’ai toujours cultivé une forme d’ambiguïté. Petite, je faisais, par exemple, ces drôles de dessins : des diplodocus femelles, avec d’immenses cous phalliques, surmontés d’une tête de gland ; des sirènes aux seins énormes, des amazones, des aventurières, des sorcières… J’avais une fascination pour la puissance et la liberté de ces créatures. À 5 ans, j’en ai vu une en vrai ! J’allais, chaque semaine, chez ma prof de piano, et elle me subjuguait. Elle était d’une élégance folle, avec ces cheveux en cascade, ces longues mains aux doigts si fins : chez elle, tout était grand. Elle me dépassait en tout. Je ne pense pas l’avoir désirée, non… Mais je l’ai mise sur un piédestal et elle a commencé à incarner une sorte d’idéal qui ne m’a jamais quitté. Elle a rejoint, dans mon esprit de petite fille, cette cohorte d’héroïnes qui, avec les petites amies de mes frères, avec les grandes sœurs de mes copines, me racontaient tant de choses d’un féminin complexe, mystérieux, audacieux et subtil, quand les garçons, eux, avaient toutes les chances de me décevoir… Cela dit, j’aimais leurs jeux et j’avais adopté leurs codes : les collants, ça grattait, les robes, ça entravait. Moi, j’étais une enfant sauvage de la campagne, je crapahutais, grimpais aux arbres… Tout en portant les cheveux très longs. Et le jour où j’ai pu choisir le papier peint de ma chambre, j’ai mis des cœurs et des lapins roses partout sur le mur. En fait, je jouais entre les deux pôles, sans en avoir conscience, et mes parents me laissaient faire.

Le jeu de la séduction hétérosexuelle                                           

J’ai grandi dans un milieu assez ouvert. Mes parents étaient enseignants, de gauche, athées : en apparence, le cadre est libre. En réalité, la norme par défaut reste celle de l’hétérosexualité. Dominante partout, elle l’est aussi chez nous. Personne n’est homophobe, mais je ne crois pas avoir croisé qui que ce soit qui se dise homosexuel avant mon adolescence. C’était comme si ce possible n’existait pas… J’avais trois grands frères, beaucoup plus âgés que moi. Je les admirais, ils ont été mes premiers modèles masculins. Un jour, je dois avoir 5 ans, je suis assise sur la banquette arrière de la 305 avec l’un d’eux et un ami à lui. Nous sommes sur la route des vacances, et mon frère me demande : « Mathilde, c’est qui, le plus beau ? » Moi, ça m’embarrasse, je n’ai rien demandé, mais je sens que je dois répondre… Et que je dois plaire. Du moins, ne pas déplaire. Ne vexer ni l’un ni l’autre. C’est un joli souvenir, un moment de belle complicité… Mais qui raconte aussi comment, très tôt, s’installe le jeu de la séduction hétérosexuelle : si l’homme n’est pas conquérant, a minima, il propose. La femme, elle, dispose. Ce schéma, implacable, s’est répété à la maternelle ou à l’école primaire : Marco, Pierre, Jonathan ont tous été des amoureux très gentils, très doux. Mais moi, j’ai très vite compris que ma posture devrait être celle de l’attente et de la passivité. Je n’aimais pas beaucoup ça… Au collège, c’était pire. Et même d’une grande cruauté. Mon premier amoureux était blond, bête et méchant. À 12 ans, il était déjà misogyne : c’est triste, non ? C’est courant, pourtant : les suivants n’étaient pas beaucoup mieux. Je me suis entichée de quelques abrutis qui m’ont blessée. Je ne leur en veux même pas : c’étaient des gamins, ils appliquaient ce qu’ils entendaient à la maison… Je me souviens d’une haine des filles qui transpirait dans les salles de classe et la cour de récré. Aujourd’hui, je peux dire que, comme pour beaucoup de jeunes filles, l’hétérosexualité, avec ses schémas et ses rôles figés, a gâché mon entrée dans l’amour. Elle a étouffé ma découverte de la sexualité. À l’entrée en seconde, je rejoins un lycée public, avec option arts plastiques. Je n’y croise que des passionnés, de musique, de dessin, de cinéma… Là, souffle un vent nouveau de liberté pour les filles, pour les garçons, sur la sexualité et sur l’amour, que je ne connaissais pas. C’est un immense soulagement. J’y fais mes premières belles rencontres. Des garçons, oui. Mais Claire, surtout. Tout nous rapproche – nos cheveux teints comme notre carton à dessins. Bonnes élèves, un peu rebelles toutes les deux, on fait bande à part et, à deux, on partage tout : nos envies, nos rêves, nos peurs, nos lèvres, nos corps. On est amies, âmes sœurs, amantes : en fait, on se fiche de savoir ce qu’on est. On expérimente, comme le font beaucoup de filles au même âge… On ne se cache pas, on ne s’affiche pas non plus. On vit ce qu’on a à vivre de la façon la plus naturelle possible. À aucun moment je ne me dis, ou ne me vis, lesbienne. Je ne renonce pas aux hommes, je n’en ai pas envie. J’ai juste envie d’être libre de suivre mes désirs.

Une double attirance, très naturelle                                            

Une fois le bac en poche, cette liberté-là, je la vis plus encore : je me suis installée à Paris, et je commence à fréquenter la communauté LGBT. Avec elle, c’est un monde beaucoup plus festif qui s’offre à moi… Beaucoup plus politique aussi. Jusque-là, pour moi, le désir était une affaire individuelle. Mais j’ai compris combien les orientations sexuelles pouvaient fédérer des gens entre eux, comment elles pouvaient être un moteur d’engagement et de créativité – autant qu’un motif de rejet. Je les ai vus se bagarrer pour leurs droits et faire la fête jusqu’à l’aube : j’étais exactement là où il fallait que je sois. Là, j’allais pouvoir devenir qui j’étais. Et qui j’étais, ça voulait aussi dire « bisexuelle ». Jusque-là, ça n’avait jamais été une question d’identité pour moi. Je vivais cette double attirance, mais sans rien préméditer, sans y mettre de sens. Je jouais avec, mais pour vivre au maximum. Pas pour tricher, pas par lâcheté, comme on l’entend souvent… Je vis avec le père de mes filles depuis douze ans. Aujourd’hui, j’ai une vie, une pratique, hétérosexuelle et monogame qui me rend très heureuse. Qu’en sera-t-il demain ? Je n’en sais rien. J’ai toujours été et je serai toujours bisexuelle. La bisexualité n’est pas un état transitoire ou immature. Ça n’est pas non plus un compromis tiède entre deux sexualités. Au contraire : c’est une affirmation de soi, et une double émancipation. Vis-à-vis du patriarcat, vis-à-vis de l’hétérosexualité. C’est une sexualité sans pouvoir ni domination. C’est le versant anarchiste de la sexualité.                                          

Mathilde Ramadier a écrit « Vivre fluide, quand les femmes s’émancipent de l’hétérosexualité » (Éditions du faubourg).

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