C’est mon histoire : « J’étais enceinte… d’une bulle »

« Il va falloir retirer ça »                                

Il me badigeonnait le ventre depuis un moment, appuyait dessus avec la sonde, tapait fébrilement sur son ordinateur, fixait l’écran comme s’il y cherchait vainement quelque chose. « Vous êtes suivie par qui ? » Le radiologue a eu l’air étonné quand je lui ai parlé de mon obstétricien. « Ah bon… Madame, vous n’avez rien. Vous avez fabriqué du vide. Une bulle d’air. Ça s’appelle un œuf clair. » Je me souviens du visage atone, sidéré de mon homme. Des morceaux de papier avec lesquels j’ai essuyé tout ce gel. De ces phrases rapides, qui claquaient. « Rhabillez-vous », puis « Vous passerez à l’accueil pour avoir votre compte-rendu, il va falloir retirer ça ». Oui, j’avais attendu, attendu, attendu pour caler cette première écho. J’avais tous les marqueurs de la grossesse, 30 ans à peine et l’envie de savourer. Organisatrice d’expositions, j’avais sillonné la planète pour mon métier. M’étais remplie d’images et d’émotions pour pouvoir les transmettre à mes futurs enfants. Leur papa aussi était dans cet état d’esprit, on s’était rencontrés tardivement. Quand j’ai su que j’étais enceinte, c’était l’euphorie et tellement le bon moment. Pour l’annoncer à Lô, j’avais accroché des ailes sur le test, comme un avion. « Oui, le passager est arrivé ! » Il n’y avait aucun doute, tous les voyants étaient au vert, la montée d’hormones, le corps qui change. Je n’ai pas pris la peine de confirmer par une prise de sang, et mon médecin n’avait pas d’appareil d’échographie. Avec Lô, on était si sereins qu’on a attendu trois mois pour la faire, le temps limite, le temps légal. On s’est préparés comme si on allait au cinéma ou au théâtre, dans cette clinique huppée et cette pénombre où nous attendaient des images spectaculaires. Il ne manquait plus que le pop-corn.

Un post-partum qui n’en est pas un                                                    

« L’œuf clair », je n’en avais jamais entendu parler, et ce sont deux mots que j’ai eu du mal à prononcer après. Quand tu es enceinte, surtout pour la première fois, tu es un animal social, tu as ritualisé cette annonce du premier trimestre aux parents, aux collègues, à ce stade tout le monde est prévenu, tout le monde attend la suite. Mon obstétricien a été pragmatique quand j’y suis retournée avec ce verdict. « Oui, vous avez tardé… Maintenant on est obligé de le “faire passer”. Et au point où vous en êtes, ce ne sera pas avec un médicament. » Là dans ta tête, tu entends « coupable, coupable, coupable ». Tu entends des « si j’avais su… j’aurais dû », « j’aurais fait moins de mal à mon mec », « je m’en serais moins fait à moi », « je n’aurais pas à affronter la tête des autres ». Et puis, très vite aussi, « en même temps je n’ai pas perdu un bébé ». Tu fais la différence, il y a des tas de femmes qui n’ont pas pu avoir d’enfants ou en ont perdu. Tu te sens moins dans la catégorie des gens malheureux, d’ailleurs tu n’as pas le droit d’être malheureuse, tu ne te sens pas légitime pour te plaindre. Toi, tu n’as rien perdu, non ? Le jour du curetage, on me retire le sac gestationnel, cette matrice que l’utérus a préparée pendant ces trois mois alors que l’ovule et le spermatozoïde ne se sont pas rencontrés. Pendant que je la complimente sur son parfum, la sage-femme me caresse la main. L’anesthésie m’empêche de finir ma phrase. Lô, lui, a préféré aller bosser. Sa manière de créer du non-vide. C’est mon père qui est venu me chercher et m’a préparé un goûter, comme à une enfant. Le premier moment d’intimité en couple après ça n’est pas d’une spontanéité absolue. Confusément tu te poses la question : « Toi et moi sommes-nous vraiment compatibles ? » Les conversations ne vont pas de soi non plus. J’en prends l’initiative. Mon mec fait son deuil de paternité avec une espèce de pudeur masculine, tournée vers l’extérieur, les copains. Moi je suis dans cette transition concrète et palpable de la mère, qui se vit par la chair. Une sorte de post-partum qui n’en est pas un. La poitrine qui dégonfle, le corps qui a compris et qui reprend un certain nombre d’automatismes pendant que toi, moralement, tu es dissociée.

Pour la première fois, ce corps allié, ce corps rendu fiable et performant par la pratique du rugby et de la danse n’est plus l’outil de mon accomplissement. On m’aurait dit « Madame, vous avez créé le début de la matrice qui vous permettra d’être enceinte un jour », ce n’était pas la même histoire. Mais non : « Madame, vous avez fabriqué du vide. » Cette phrase me hante, cette phrase violente. J’avais tout fait pour me construire, me nourrir, me remplir, imaginer. Et c’est comme si la vie me répondait que ça n’avait servi à rien. Je suis quoi alors, un pneu crevé ? Sur le plan médical, il n’y a que ces mots « Laissez-vous aller, réessayez » et zéro suivi. On ne teste pas ta fertilité, on te propose de prendre rendez-vous pour le prochain frottis, c’est tout. Les informations sur ce qu’est un œuf clair, sur ce que ça veut dire et implique, je les cherche et les trouve seule. Avec deux options : aller de l’avant en serrant les dents. Ou prendre mon temps et m’approprier ce qui s’est passé. Pour pouvoir ensuite relativiser parce que après tout, tu n’es pas malade. Et parce qu’il y a pire que toi. Dans le milieu du sport, on sait que pour réaliser une performance, il faut atteindre ce moment où ton corps te lâche et où le mental prend le relais. C’est cet instinct de sportive qui a déclenché un déclic chez moi. Remplir le vide à la force du mental. Nourrir ma faculté d’émotion, de création et de conception, pour peut-être pouvoir concevoir un jour. Puisque bulle il y a, de bulles je vais m’entourer. J’en mets dans mon bain, j’achète des ballons, je peins des formes rondes et harmonieuses. Avec Lô, on fait des bombes à eau et des fêtes, je cuisine tout en rondeur avec des emporte-pièces. Plus je libère cet imaginaire joyeux et constructif, plus je me réaligne. Je vais vers les éléments matriciels, vers l’eau, je me remets à nager. Et je repense à cette phrase : « Pour faire décoller un cerf-volant, il faut du vent. » Dans ce vide que j’avais fabriqué, il y avait de l’air. Pour mon futur cerf-volant.

Ne pas faire revivre ce scénario aux autres                                                             

Un an plus tard, quand je tiens de nouveau un test de grossesse positif entre mes mains, j’en fais deux autres dans la foulée. Cette fois, je prends tous les devants. Prise de sang, échographie de datation à laquelle je me rends seule, sans sourciller. Ne pas faire revivre ce scénario aux autres. Je promets à mon mari d’y retourner très vite tous les deux si, cette fois, l’œuf est fécondé. Et c’est ce qu’on a fait. Un garçon ? Le prénom est une évidence, pour nous qui sommes passionnés de bande dessinée. Ce sera Némo, comme « Little Nemo in Slumberland », comme le capitaine Nemo de Jules Verne. À l’époque, le Disney du même nom n’existe pas encore. Je perds les eaux après un petit salé aux lentilles, en me disant que Némo a déjà bon goût. Quand Lô met Radio Classique dans la voiture pour aller à la clinique, je m’insurge, réclame du hard-rock. Dans le sac de maternité, il y a plus d’affaires pour lui que pour moi, toutes jetées dedans avec un grand geste de l’avant-bras. On est un mois avant terme et le travail est long. Némo fait des allers-retours. La péridurale, un peu tardive, ne fonctionne que dans une seule jambe. En arrivant, la sage-femme dit très fort « Va pas falloir le perdre ce bébé », avant de m’enfoncer les poings dans le ventre. Comme si la vie me disait cette fois : « Tu l’as voulue, cette bulle. » Oui. J’ai rempli ma bulle et fait décoller mon cerf-volant. Mes cerfs-volants. Dix-huit mois après le vide naissait Némo. Dix-huit mois après Némo naissait Tom, son petit frère.

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