Santé

C’est mon histoire : « Le fantôme de mon père m’a sauvé la vie »

Ambiance feutrée visibilité nulle                                                            

Du blanc partout. Plus rien au monde ne semble exister avec ce brouillard qui nous enveloppe et la neige qui s’étale sous nos pieds. On s’entend sans se voir. Édouard, mon fils, Sabine, ma belle-sœur, qui a perdu un ski, et moi avons glissé dans une pente abrupte que nous ne pouvons pas remonter. Sous le tapis de poudreuse, c’est le verglas. Chaque tentative se solde par une descente plus bas encore. La fatigue gagne. Cet après-midi de ski tourne mal. Sabine propose d’attendre les secours. Mais même si nous parvenons à les joindre, ils auront sûrement beaucoup de difficultés à nous sortir de là dans ce brouillard. Où sommes-nous ? Je n’en sais rien. Je comprendrai plus tard que, partis dans une mauvaise direction à la sortie du télésiège, nous avons emprunté un autre versant de la paroi rocheuse, très raide et qui ne mène nulle part. Le domaine skiable des Contamines-Montjoie, je le connais pourtant comme ma poche. Depuis la mort de mes parents, une amie de ma mère nous invite l’hiver dans son chalet familial. Elle aime raconter à mes enfants des histoires du passé devant la cheminée, jouer aux cartes après les journées à dévaler les pistes. Cet hiver, ma belle-sœur nous accompagne, mon mari, les cinq enfants de notre famille recomposée et moi. Comme il neige, la moitié des résidents du chalet fait relâche aujourd’hui. Parmi les acharnés, deux groupes se forment : les précautionneux, à juste titre, mon mari et Silene, ma benjamine, restés skier en bas ; les plus aguerris, mes deux fils adolescents, ma belle-sœur et moi. À l’arrivée du télésiège, Sabine crie : un de ses skis est parti dans le brouillard. Je laisse les miens croisés sur le bord de la piste pour signaler la mauvaise direction et me penche pour repérer le ski disparu… Me voilà à mon tour happée par le vide, comme Édouard avec son snowboard. Un pas de trop, ma belle-sœur glisse à son tour, tombe et dérape sur des dizaines de mètres, dans ce qui ressemble à une crevasse. Invisible, elle nous lance : « La bonne nouvelle, c’est que j’ai retrouvé mon ski. La mauvaise, c’est que je ne sais pas où je suis. » Comme nous, elle fait trois pas, glisse, retombe cinq pas plus bas. Je ne la vois pas, je ne vois plus Édouard non plus, mais nous nous entendons. Max resté en haut n’est plus à portée de voix. J’essaie de grimper cette pente raide en m’accrochant, mais c’est peine perdue sans piolet. Je téléphone à mon mari sans parvenir à le joindre – je lui laisserai plusieurs messages pour le tenir au courant de nos péripéties. Sabine hésite à bouger par peur de descendre toujours plus bas. Il faut pourtant remonter rapidement. Le froid nous gagne. Si je ne bouge pas, je grelotte.

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Mon père est là un oiseau posé sur mon épaule                                             

J’ai soudain l’impression de sentir la présence de mon père. Il me dit : « Tu ne vas pas te laisser abattre ! Tu es descendue dans cette crevasse, trouve une technique pour en sortir. Par exemple… creuse un escalier ! » Pourquoi mon père, décédé deux ans plus tôt, surgit-il comme s’il se tenait à côté de moi, invisible seulement à cause de cet épais brouillard ? Mystère. J’ai souvent skié avec lui. Nous aurions pu nous retrouver dans cette situation ensemble. Sa mort et celle de ma mère un peu avant ont été une perte énorme. J’étais effondrée. Je le suis encore. Aux obsèques de ma mère, j’ai dit combien je me sentais reconnaissante envers eux deux pour leurs encouragements constants à aller de l’avant. J’ai parlé aussi de leur présence quand nous tombions, mes frères et moi, de leur aide pour nous remettre en chemin. Finalement, c’est un peu ce que je vis aujourd’hui. Psychologue de formation, ma mère avait une grande qualité d’écoute. Bénévole pour l’alphabétisation de femmes, elle accueillait facilement les jeunes, pour discuter ou faire du soutien scolaire. Fonceur, mon père aimait le changement, les défis sportifs et professionnels. Engagé politiquement, il défendait l’équité. Ils formaient un couple fusionnel et complémentaire où l’un stimulait, l’autre rassurait. Je me sens tissée de ce que mes parents m’ont transmis. J’ai un grand appétit pour les joutes verbales comme celles qui avaient lieu à la maison avec leurs amis pendant mon adolescence et où j’avais l’impression que mon opinion comptait. Ils m’ont aidée à avoir confiance en moi, à oser, à prendre le risque de connaître des échecs, la seule façon de connaître des réussites. Ils m’ont incitée à assumer des responsabilités associatives, puis professionnelles et syndicales, pour tenter d’être l’un des maillons d’une chaîne humaine plus respectueuse des autres et du monde. Ils m’ont légué une éthique et des valeurs. Notre relation était pleine d’amour, très vivante – on rigolait beaucoup, on se déchirait parfois, on passait des vacances ensemble, c’était du bonheur aussi pour mes enfants. Mes frères disent que je les idéalise, que je gomme les mauvais côtés. Ils ont sûrement raison. J’ai une mémoire sélective, mais je vis mieux ainsi. Et puis je continue de recevoir des témoignages de personnes marquées par mes parents, comme cet ami d’enfance qui dit me les avoir jalousés. Pourtant je les partageais volontiers, consciente de ma chance : j’incitais mes copains à leur parler pour faire surgir une bonne idée, recevoir une aide en cas de problème. Même si la mort me les a enlevés lorsque j’avais une trentaine d’années, jusqu’à mon dernier souffle ils resteront présents en moi. Souvent face à des difficultés, je me demande ce qu’ils diraient. C’est moi qui décide, mais ils demeurent une référence. J’imagine les conseils de ma mère et les réactions de mon père à l’adolescence pas toujours simple de mes enfants. Un jour où je me sentais minable avec eux, une tante m’a dit que ma mère aurait été fière de la façon dont j’élevais mes enfants.

La montée prend un temps fou                                                        

Lorsque j’entends intérieurement mon père me conseiller de creuser un escalier, je m’y mets aussitôt. Je frappe la pente avec l’avant de ma chaussure de ski pour façonner une marche. En tâtonnant, je comprends vite que je dois taper quatre coups pour être efficace et optimiser mon énergie – à trois, l’appui n’est pas suffisant pour poser mon pied ; à cinq, c’est un effort inutile. Un, deux, trois, quatre avec le pied droit, un, deux, trois, quatre avec le gauche. Direction là-haut ! Ce n’est pas le moment d’avoir des états d’âme. J’ai toujours la sensation très étrange d’avoir mon père au-dessus de moi, plein de confiance. Je progresse lentement sur l’escalier que je fabrique pas à pas. Mon moral flanche lorsque j’arrive à un endroit où la roche est nue. Comment passer ? Je décide de contourner par la gauche. Et je parviens à continuer. J’encourage Sabine à distance à rejoindre mes marches. Elle se lance. Édouard fait de même de son côté. La montée prend un temps fou, entre progressions minuscules et déséquilibres. Enfin j’aperçois Max, resté sur la piste, qui me lance, décontracté et ravi : « Ah, enfin, vous voilà ! » Il a bien alerté des pisteurs, mais accaparés par les recherches d’autres skieurs perdus, ils n’auraient pas pu intervenir avant un bon moment. Sabine sort à son tour du brouillard, puis Édouard. Frigorifiés mais heureux, nous nous asseyons quelques minutes, les jambes flageolantes. Vivement demain pour voir à quoi ressemble ce versant ! La nuit commence à tomber, les pistes ferment. Cette affaire nous a pris l’après-midi. En bas, mon mari et ma fille viennent d’arrêter de skier. Ils n’ont aucune idée de ce que nous venons de traverser. Le téléphone de mon mari n’arrête pas de biper : il reçoit d’un coup tous mes messages. « Heureusement que je ne les ai pas eus, je me serais inquiété… » De retour au chalet, nous prenons le meilleur chocolat chaud de notre vie, chacun racontant comment il a vécu l’aventure. Il ne manque autour de la table que mes parents.

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