C’est mon histoire : « Le jour où j’ai choisi Antoine »

On aurait dit un ange

Le silence, ce sont des mots qui se coincent dans la gorge et qui s’accumulent. À force, on finit asphyxié. Et moi, j’ai besoin d’air, j’ai trop menti, trop caché. Maintenant qu’ils sont décédés tous les deux, je peux parler. Jean est mort d’un cancer, Antoine d’un accident de la route. C’est drôle (enfin, non !), parce que c’est Jean qui aimait la vitesse. Mais aussi la cigarette, l’alcool, et tout ce qui le rapprochait de son « grand rendez-vous » – il appelait ça comme ça, il était le seul que ça faisait rigoler. Alors, son cancer à 52 ans, c’était presque prévisible. C’est même la seule fois où il ne m’a pas surprise. Moi, j’ai commencé par les aimer, ses surprises. Et puis elles m’ont fatiguée. Ou effrayée, je ne sais pas. En tout cas, c’est certainement pour ça que j’ai fini par choisir Antoine – enfin, si on peut dire « choisir ».               

À la fac, Jean, on l’appelait « le courant d’air ». Personne n’aurait été fichu de dire s’il se pointerait, ni jusqu’à quand il resterait. La première fois que je l’ai vu, il a déboulé dans le café où mes copains d’amphi et moi-même avions nos habitudes, il était trempé. Il a jeté son pardessus tout mouillé sur la table, il s’est servi dans un paquet de clopes qui traînait, s’est installé au baby-foot, et moi, j’étais happée par la perfection de ses ronds de fumée. Et par le bleu de ses yeux. Et par la blondeur de ses boucles qui tombaient pile au coin de sa bouche. On aurait dit un ange, j’étais subjuguée. Il l’a vu. Il m’a dit : « Qu’y a-t-il ? » J’ai tenté d’articuler un truc que je n’ai pas compris moi-même ! Ça l’a fait rire. Un beau rire de gorge qui m’a achevée… Et puis il est reparti. Jean, c’était indéniable, planait au-dessus de nous tous, et le charme opérait. Sauf pour Antoine, qui m’a lancé : « Méfie-toi, t’es à deux doigts de tomber dans le piège. » Antoine, mon ami, croyait bien faire… Mais plus un plaisir est interdit, plus on le veut, non ?

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Jean le flambeur, l’insolent                                            

Est-ce qu’Antoine avait défendu à Jean de m’approcher ? Jean était un tombeur, Antoine en avait assez de récupérer le cœur des filles en lambeaux, et moi, j’étais son amie. J’ai dû, en tout cas, devenir le fruit défendu pour susciter les ardeurs de Jean, qui, de ce premier jour au café, n’a cessé d’y venir – et d’y rester uniquement quand j’y étais. Je l’ai vite remarqué, tout le monde l’a remarqué, et tout le monde a laissé faire, moi la première. Qui aurait osé refuser quoi que ce soit à Jean ? Il était drôle, flambeur, insolent, généreux, solaire et ténébreux, aussi mystérieux que lisible dans sa fragilité solitaire… Autant dire qu’il avait le profil pour que je tombe amoureuse. J’avais grandi à Caen, dans une famille catholique de classe moyenne, aimante et soucieuse du qu’en-dira-t-on. Que mes parents me laissent faire mes études à Paris, juste après Mai68, était une révolution en soi. Mais je leur avais promis que mon foyer de jeunes filles serait le lieu idéal pour me préparer à devenir enseignante : horaires fixes, règles strictes… mes parents étaient rassurés. Jamais ils n’ont su combien de fois j’ai fait le mur, pour Jean, ni combien de cours j’ai séchés pour des virées dans le jardin du Luxembourg … Avec lui, je n’ai connu que des sensations fortes, j’ai appris le vertige.

Antoine le solide, le fiable                                            

Mais le vertige, ça peut faire peur. C’est une copine qui tombe enceinte sans être mariée, au moment où l’avortement n’est pas encore autorisé, et qui disparaît des radars. C’est Jean qui dévisse : intermittent en cours, il a fini par en être totalement absent. Ses nuits trop courtes laissaient leur empreinte sur un visage toujours plus blême. Et ses folles promesses d’amour devenaient délirantes sous l’emprise de substances. Un matin, dans ma chambre de bonne, il ne s’est pas réveillé. J’ai appelé Antoine au secours – et les urgences dans la foulée. À son chevet, nous nous sommes juré de le sauver. Depuis le lycée, Antoine était son ami, son âme sœur… Autant que Jean était l’âme damnée d’Antoine. Comme les deux revers d’une médaille, ils avaient besoin l’un de l’autre. Moi, j’ai fini par avoir besoin des deux. Antoine était solide, fiable et serein. Nous venions du même milieu social, nous avions la même dévotion pour le métier d’enseignant. Il me l’a rappelé le jour où les dates du concours ont été publiées. Et on s’est mis à bûcher – nuit et jour, pour rattraper le retard que j’avais pris pendant mes deux ans de parenthèse enchantée, qui s’est refermée sans un mot. Jean me trouvait moins drôle le nez dans mes bouquins. Moi, je m’assommais de travail pour ne pas sentir le vide qu’il avait laissé. Les rares pauses qu’on s’octroyait, Antoine et moi, c’était pour les passer avec lui. Il fallait lui redonner le goût de la lumière du jour. Un temps, ça a fonctionné : Jean est parti en cure de désintoxication… nous laissant, Antoine et moi, en tête à tête. Une fois l’agrég en poche, on s’est offert une virée en décapotable – celle de son oncle ! Sous un pommier, Antoine m’a embrassée. Depuis, avec lui, j’ai trouvé la paix. Enfin, quand j’étais avec lui…

Un coeur déchiré                                            

Nous sommes rentrés à Paris, et une mauvaise nouvelle nous attendait dans la boîte aux lettres d’Antoine : son affectation avait été décidée, il enseignerait dans un lycée de Compiègne. Ça voulait dire qu’il ne rentrerait que le week-end… « Épouse-moi », fut la réaction d’Antoine. Mais j’avais appris la prudence avec Jean… Je décidai de rester à Paris, mais lui fis cette promesse : « Si, à la fin de l’année scolaire, nous sommes toujours sûrs de nous, alors, d’accord. » Quel manque de romantisme ! Le romantique, c’était Jean, qui, évidemment, vint gratter à ma porte une fois Antoine parti. Il avait su pour nous. Il avait feint d’en être heureux. Il ne se droguait plus, disait-il, à part à la littérature. Un plaid à la main, un Mallarmé sous le bras, il était simplement venu me proposer de passer la matinée aux Tuileries. Évidemment, j’ai accepté. Évidemment, ni lui ni moi n’avons tenu nos promesses. Évidemment, la journée fut délicieuse. Comme la nuit qui suivit. Mais l’amertume du petit matin me laissa entrevoir ce qui m’attendait pour l’année à venir : des mensonges, des secrets, une vie compartimentée, un cœur déchiré. Pourtant, j’ai foncé. Incapable de choisir entre l’un et l’autre. Jean savait tout, il en souffrait. Et je souffrais de tromper Antoine.                

Aux vacances de Pâques, je décide de partir seule à Rome. La distance, me dis-je, et le calme de la Ville éternelle m’aideront à mettre de l’ordre dans mes idées. Erreur : même loin, ils continuaient l’un et l’autre de me hanter. J’avais pris mon billet de retour pour le lundi matin et Antoine s’en était attristé : nos retrouvailles attendraient cinq jours de plus. Jean, lui, dans l’une des envolées dont il avait le secret, me fit comprendre que patienter une heure de plus lui était insupportable : il viendrait me chercher à l’aéroport. Et je n’ai jamais su lui dire « non »… J’atterris. Je récupère ma valise. Les portes s’ouvrent et, tout de suite, j’aperçois le visage lumineux de Jean, irradiant, comme toujours, par-dessus les autres… « Christine ! » La voix vient d’une autre direction. Je tourne la tête. Jean tourne la tête. Antoine est là. Mes jambes se figent, mon cœur explose, ma tête tourne… Et puis je m’ébroue, et je me laisse guider par mon corps qui doucement se dirige vers Antoine. Jean disparaît. Je ne l’ai jamais revu. De loin en loin, nos anciens camarades nous en donnaient des nouvelles – et elles n’étaient pas très bonnes. Antoine n’a jamais cherché à revoir Jean, jamais cherché à m’en parler. Je crois qu’il savait. Je crois que c’est ça aussi aimer. J’ai été très heureuse avec Antoine. Mais Jean n’a jamais cessé de me manquer. 

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