C’est mon histoire : « Ma nuit avec ma meilleure amie »

Elle m’envoyait des  « je t’aime, ma douce »                              

Je suis arrivée dans ce lycée, je ne connaissais personne, mais pour la première fois de ma vie peut-être, traverser la cour n’était pas une épreuve : là, j’allais trouver mes pairs. Dans le village où mes parents s’étaient installés, on nous avait toujours regardés d’un air mauvais : on était les intellos de la grande ville, venus se refaire une santé au vert – et, accessoirement, se moquer des ploucs. La vérité, c’est que si mes parents ont quitté leurs lycées bourgeois de Lyon pour enseigner en zone rurale, c’était par conviction politique, mais aussi par inquiétude pour moi. J’étais chétive, l’air fiévreux, toujours plongée dans mes rêveries : j’observais le monde autour de moi, je n’en perdais pas une miette, et puis je me mettais à dessiner des créatures imaginaires. Je leur inventais des histoires folles, qui me promettaient, à moi, que la vie était une grande aventure… Je n’avais pas d’amis, pas le temps, pas la place. À la campagne, ça ne s’est pas arrangé. Dans la rue, comme à l’école, je suis vite devenue une bête curieuse, et un bouc émissaire. Mes parents s’en désolaient. Moi, je savais, qu’un jour, je quitterais ce trou. Ce jour est arrivé avec mon entrée au lycée : le seul établissement qui proposait une section arts plastiques était à une heure de route en bus. Autant dire, tout un monde…              

Mes nouveaux camarades ont dépassé mes espérances : au milieu d’eux, j’étais loin d’être la plus étrange. Piercing, eye-liner, carton à dessin sous le bras, j’adoptais vite leur uniforme pour leur ressembler. J’étais définitivement l’une des leurs, quand Béa a déboulé. Grande gigue un peu gauche, elle s’est pris les pieds dans l’estrade lors de son premier jour de classe, au mois de janvier suivant. Je me suis approchée pour l’aider à ramasser ses dessins, éparpillés au sol. Nos mains se sont frôlées, nos regards se sont croisés, j’étais électrisée. « Tu es nouvelle ? », voilà ce que j’ai réussi à bredouiller. Elle m’a répondu du tac au tac : « Ouais, et toi, t’es Einstein, c’est ça ? » On a ri, puis le cours a commencé. Très vite, on est devenues amies. Inséparables, même. J’avais besoin de Béa. J’avais besoin d’être seule avec Béa. Et elle, seule avec moi. Nous n’avions jamais connu ça, une si parfaite symbiose. On s’entendait sur tout, on se racontait nos futurs, on partageait nos souvenirs… On dissertait, surtout sur les garçons qui nous plaisaient. Béa avait déjà couché. Moi, pas encore. J’étais prête à sauter le pas, et je savais qu’elle serait là pour me réceptionner. Ma première fois n’a pas été terrible, j’étais hyper déçue : « Ma douce, m’avait-elle dit, tu mérites mieux que ça, et ce sera mieux, tu verras… » À l’époque, elle comme moi avions le chic pour tomber sur ceux qu’il ne fallait pas – les plus volages, les plus menteurs, les plus goujats. Notre consolation, c’est dans les bras l’une de l’autre que nous la trouvions. À force, Béa les a tous éclipsés. Et l’été qui a suivi, je n’ai plus pu me voiler la face.              

Béa était partie en vacances avec ses parents, le manque que je ressentais était si fort… Elle m’envoyait des « je t’aime, ma douce » et des « tu me manques, bébé » de jour comme de nuit. Ma mère me voyait pendue à mon téléphone en permanence. Elle fut d’abord excédée, et puis s’est inquiétée… Et puis un beau matin, alors qu’on prenait toutes les deux notre petit-déjeuner, elle m’a, tout doucement, demandé : « Mais, en fait, tu es amoureuse de ta Béa ? » J’ai piqué du nez dans mon bol, rouge jusqu’au cuir chevelu. Je ne savais plus quoi faire de moi, j’aurais voulu disparaître… C’est elle qui est partie, vers la cuisine, ajoutant : « En tout cas, elle te donne le plus joli sourire que je t’aie jamais vu, ma poupette. » Ah. Donc, potentiellement, j’aimais une autre fille, mais ça ne posait pas plus de problème que ça, dans cette famille. La sérénité maternelle était contagieuse, elle avait posé à ma place les mots qui me cognaient le cœur depuis des mois : j’ai poussé, ce matin-là, un immense soupir de soulagement.

Une nuit d’amour et puis…plus rien                                                    

Une semaine plus tard, je retrouvais Béa. Les jours suivants, nous étions encore plus fusionnelles qu’avant. Je cherchais juste le bon moment – et j’étais convaincue qu’elle aussi – pour franchir le cap d’après. Celui où je pourrais l’embrasser. Celui où mes lèvres presseraient les siennes. Celui où mes mains frôleraient sa peau nue. Et puis voilà l’anniversaire de Marc, juste après la rentrée. Béa dansait, dansait, dansait, elle me regardait, je la regardais : aucun doute, cette fois, on s’allumait. C’est elle, qui est venue me chercher. Elle, qui m’a prise par la main. Elle, qui m’a poussée sur ce lit. Enfouissant sa tête dans mon cou, elle m’a dit : « Je t’attends depuis toujours, tu sais, Einstein… » Cette phrase-là, je ne peux pas l’avoir inventée. Tout ce qui a précédé, je ne peux pas l’avoir rêvé. Pourtant, à l’aube, Béa avait disparu. Pendant deux jours, elle n’a plus donné signe de vie. Au troisième, elle est revenue au lycée, et m’a ostensiblement ignorée. Elle passait à côté de moi sans me voir, comme si elle m’effaçait. Elle ne répondait ni à mes appels, ni à mes mails, ni à mes SMS. Après deux semaines à ce régime-là, n’en pouvant plus de rage, de douleur et d’incompréhension, je l’ai guettée, au détour d’un couloir. La plaquant contre un mur, j’ai sifflé, entre mes dents : « Mais qu’est-ce que tu fous, putain, Béa ? » Elle, imperturbable : « Enlève ta main, Juliette, tu deviens gênante. » J’étais sidérée. Elle en a profité pour détaler. J’ai passé le reste de l’année scolaire comme amputée d’une moitié. Répondant à peine aux sollicitations de mes amis, j’ai replongé dans mes dessins, avec pour seul objectif d’avoir mon bac, vite, et de me tirer d’ici, loin. Les rares fois où je relevais la tête, c’était pour la voir pendue au bras de l’un ou l’autre de ces abrutis, devant lesquels elle se forçait à rire aux éclats.

Aucun regret, aucun remords                                                       

J’ai fini par partir. Je me suis installée à Paris, et le tourbillon des nuits lesbiennes m’a peu à peu fait oublier Béa. J’aimais la ville, j’aimais mes nouveaux amis, j’aimais le métier d’illustratrice que j’étais en train d’apprendre. J’ai vécu ces années, moins comme une nouvelle naissance que comme une reconnaissance de qui j’étais, moi. Pièce après pièce, je reconstituais mon propre puzzle, comprenant mieux mon passé, mes blessures, comme mes rêves d’enfant. Quinze ans plus tard, un automne, une fin de semaine, on est en plein bouclage du magazine, coup de fil de la réception : je dois descendre, on m’attend, c’est urgent. Dans le hall, elle est là, Béa. Reconnaissance mutuelle immédiate. C’est elle qui brise le silence, me tendant un exemplaire du magazine pour lequel je travaille : « Ils sont jolis, tes dessins, me dit-elle, dans un sourire triste. Tu as toujours été plus douée que moi… » Elle me confie qu’elle ne dessine plus, que, de toute façon, elle a vite arrêté de travailler, à la naissance de son premier enfant. Elle s’interrompt : « Si on se racontait tout ça devant un verre ? » Trois jours plus tard, on y est. Elle est intarissable : son mariage, son divorce, l’illusion, la déception, l’ennui. Et puis son envie de liberté, et puis ses souvenirs de moi… Pardon. Elle me demande pardon. « J’ai eu peur, Juliette, je n’avais pas le même courage que toi. » Elle veut prendre ma main, je la lui laisse, quelques secondes. Et je la retire. Est-ce qu’elle me plaît toujours ? Oui. Est-ce que j’aime ma vie, mon amoureuse d’aujourd’hui, suffisamment pour ne pas vouloir tout gâcher ? Oui, aussi. Je lui souris, doucement. Je lui souhaite, très sincèrement, de pouvoir être enfin heureuse. Je ne lui en veux pas. Je ne lui en veux plus. Grâce à elle, j’ai compris qui j’étais.

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