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Entre un homme et une femme, l’amour est-il encore possible ? Entretien avec Jean-Claude Kaufmann et Ovidie

« Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ? » Tel est le titre du nouveau podcast d’Ovidie sur France Culture. L’essayiste, réalisatrice de documentaires et figure féministe s’y interroge sur l’avenir du couple hétéro, ce Titanic moderne torpillé par la critique du patriarcat. À 42 ans, l’autrice raconte aussi dans « La chair est triste hélas », un petit livre cru, drôle et tranchant qu’édite Vanessa Springora dans sa collection féministe Fauteuse de trouble (éd. Julliard), comment elle a jeté l’éponge et entamé une « grève de l’hétérosexualité » déjà longue de quatre ans. Sociologue affûté, Jean-Claude Kaufmann décrit, lui, les subtils mécanismes psychologiques à l’œuvre au sein de la conjugalité, comme ces « Petites vengeances, ou les trahisons positives dans le couple » (Èditions de l’Observatoire) qu’il décrypte avec humour dans son nouvel ouvrage. Nous les avons réunis tous les deux près d’Angoulême, dans la maison où s’est installée Ovidie avec sa fille, ses chiens et son chat, en leur demandant de croiser leurs regards, leurs connaissances et leurs (intimes) convictions sur un sujet imposé : l’amour. L’occasion d’un passionnant dialogue.

ELLE. Comment analysez-vous ce désenchantement vis-à-vis du couple hétérosexuel ?

Ovidie. Il y a un désenchantement vis-à-vis de l’hétérosexualité en tant que sexualité mais aussi système politique. Car ses codes régissent la plupart de nos interactions sociales. Ce désenchantement s’explique de multiples façons. À force d’avoir entendu, depuis #MeToo, autant de témoignages de violences sexuelles par des femmes de tous les pays, on éprouve un rejet, un dégoût. Et puis, avoir compris toutes ces questions sur la déconstruction ne signifie pas qu’elle soit facile à mettre en œuvre. Surtout, ça ne motive pas à continuer de jouer le jeu. Depuis la sortie du livre et du podcast, j’ai reçu beaucoup de messages de femmes de 30 à 80 ans qui me disent : « Merci d’avoir mis des mots sur ce que je ressens. » Certaines expliquent : « Ça fait trois ans que je n’ai plus de sexualité », alors qu’il est plutôt honteux et dévalorisant de parler de son absence de sexualité dans une société où notre valeur est indexée sur notre capacité à séduire. Pour autant, ce désenchantement ne signifie pas qu’on veuille lâcher complètement le couple. Pour un de mes documentaires, j’ai interviewé la philosophe Manon Garcia à propos de la difficulté de s’affranchir d’une culture de la domination au sein de la relation amoureuse. Et au bout d’une heure d’entretien j’ai fini par lui demander « Mais si c’est si pourri, pourquoi est-ce qu’on y retourne ? ». Et elle m’a répondu « Mais parce qu’en même temps c’est génial ! »» Après avoir tout déconstruit, l’envie persiste et je trouve hyper honnête de le dire.

ELLE. C’est aussi votre cas ?

O. Parfois, je me dis : qu’aurais-je aimé ? J’aurais aimé quelque chose que je n’arrive pas à obtenir : un rapport égalitaire. Finalement, on est un certain nombre à le rêver, ce couple – peu importe qu’il soit hétéro ou pas –, où on s’aimerait dans l’égalité, sans se fliquer, dans une confiance absolue. Et dans un amour non soumis à conditions, c’est-à-dire pas à « tu as pris trois kilos ou tu as pris dix ans, et je t’aime moins ». Un amour affranchi de tout ça, mais on n’y est pas encore.

ELLE. Jean-Claude Kaufmann, vous soulignez, vous, dans votre livre que notre besoin d’amour n’a jamais été aussi puissant malgré la remise en question du couple traditionnel…

Jean-Claude Kaufmann. Le rêve amoureux est toujours là, sous toutes ses formes, hétéro, homo, à trois, etc., et il est très fort. C’est le rêve d’une relation faite de dignité et de réconfort mutuels, de confiance et de respect, de caresses. La mise en pratique est plus compliquée, d’autant que le rêve est fort et un peu absolu. Il y a une déception structurelle systématique chez toutes les personnes qui vivent en couple. Le premier élément de la déception, c’est qu’on abandonne une part de son autonomie, de sa liberté et de sa jeunesse. Et ce deuil est plus lourd chez les femmes, surtout lorsqu’arrivent les enfants. Car il y a deux très grands thèmes d’inégalités entre les hommes et les femmes : la sexualité et les tâches ménagères, ces dernières expliquant le fameux plafond de verre. Il y a eu le choc #MeToo, qui a eu un effet de révélation, mais cela va prendre un certain temps pour que ça bouge, il y a des lourdeurs, des habitudes, notamment dans la sexualité.

ELLE. Ovidie, vous écrivez : « Je ne suis pas mal baisée parce que je suis féministe, je suis féministe parce que je suis mal baisée. » Les femmes hétéros sont mal baisées et les hommes ne sont pas éduqués à penser à leur plaisir ?

O. Nous sommes conditionnées à considérer que notre plaisir est optionnel. Ce qui fait qu’on peut se retrouver dans des situations où on va faire l’amour par politesse, où on se dit : j’attends qu’il finisse, je ne vais pas lui demander d’arrêter de s’acharner, sinon il va se vexer. Ou si je lui dis que je n’ai pas envie une fois, deux fois, dix fois, il va finir par aller voir ailleurs. Et j’ai aussi l’impression que nous, les femmes hétérosexuelles, sommes éduquées à avoir des rapports sexuels en échange de quelque chose. Pas forcément de l’argent ou d’une belle situation, mais de l’amour, d’une revalorisation, d’une validation à travers le regard de l’autre. Et puis, pourquoi accepte-t-on communément que le rapport sexuel s’arrête presque systématiquement à l’éjaculation ?

ELLE. Dans une étude américaine de 2017, 65 % des femmes hétérosexuelles affirmaient avoir régulièrement un orgasme, contre 86 % des femmes lesbiennes…

O. Si elle a joui, tant mieux, si elle n’a pas joui, bon, finalement, ça n’est pas si grave que ça, elle jouira la prochaine fois. Il y a une dissymétrie dans l’accès au plaisir, on le sait, et cette dissymétrie fait qu’on est mal baisées parce qu’on apprend à l’être et qu’on l’accepte. C’est la manière dont on nous a éduqués, dont le sexe est représenté dans notre environnement culturel, les pubs, les chansons…

J.-C.K. Il y a une petite évolution, un début de questionnement chez les hommes, comme le montre le livre de Martin Page « Au-delà de la pénétration » (éd. Le Nouvel Attila). Mais il y a également une nette baisse du désir féminin au sein du couple liée au partage inégalitaire de la charge mentale et des tâches ménagères.

ELLE. Ovidie écrit que le sexe hétéro est un dialogue de sourds. Retrouvez-vous cette situation sur le terrain ?

J.-C.K. Oui. Il y a des incompréhensions incroyables sur la sexualité. Déjà, il y a très peu de communication explicite, tout passe par des discussions indirectes, des commentaires sur un film, de l’humour. Exprimer ses attentes, ses insatisfactions est difficile, la plupart des couples n’en parlent pas, on refoule beaucoup.

ELLE. L’égalité sexuelle est-elle possible sans l’égalité sociale ?

O. Je crois que les rapports de domination ne vont pas disparaître au sein du couple si cette domination est présente dans la plupart de nos autres relations. C’est mort pour les hommes de ma génération, mais je pense que les choses évoluent du côté des jeunes générations. Je ne suis pas sociologue, mais j’interviens dans des lycées, j’observe ma fille. Cette génération est beaucoup plus au point sur les notions de genre, de consentement et de tolérance, à Paris comme en milieu rural. Les jeunes filles ont moins envie de se plier à tous les diktats, certaines ne s’épilent plus, ce qui peut sembler anecdotique, mais c’est une manière d’affirmer qu’elles ne supportent plus nombre de contraintes. J’ai confiance dans cette génération.

J.-C.K. Je pense qu’il faut distinguer l’effet d’âge et l’effet de génération, ce qui n’est pas exactement la même chose. L’effet de génération, c’est quand une génération s’empare de nouveaux concepts, qui vont être en rupture, comme c’est le cas aujourd’hui avec la notion de consentement, la fluidité des genres, l’idée qu’on est avant tout une personne. En revanche, les jeunes de 2023 ne seront pas forcément les mêmes dans vingt ans. Et ça, c’est l’effet d’âge. Avec l’installation du couple, il y a un retour des habitudes, du système de rôles, cette opposition entre féminin et masculin qui renverront les femmes en première ligne. Elles auront à nouveau l’essentiel sur les épaules et la charge mentale à gérer.

ELLE. Ovidie, vous continuez la grève de l’hétérosexualité ?

O. Oui, je n’ai pas bougé. [Rires.] J’ai tenté de remettre une pièce dans la machine deux fois. La première a été catastrophique, la deuxième ne l’était pas, mais ne m’a pas donné envie de poursuivre pour autant. Je suis bien là où je suis. Mais je sais que ce n’est pas un projet de société, et je ne suis pas en train de dire aux femmes de faire la même chose que moi. Ce n’est pas un manifeste ni une règle inflexible, peut-être que, dans dix ans, je serai amoureuse.

NOUS, LES FEMMES, SOMMES CONDITIONNÉES À CONSIDÉRER QUE LE PLAISIR EST OPTIONNEL. OVIDIE

ELLE. Dans votre podcast, Ovidie, vous évoquez la libération sexuelle et la culture du porno, qui auraient banalisé des pratiques violentes et humiliantes pour les femmes…

O. Cette petite musique était déjà là, et le porno n’a fait que l’entériner. Combien de psychanalystes ont tenu le discours selon lequel le plaisir ne passait que par la jouissance de la transgression ? Cette idée qu’une part en nous, les femmes, aime être dominée, et qu’il faut s’autoriser cette liberté. J’ai lu dans une étude, menée en Grande-Bretagne, sur les pratiques violentes que de plus en plus de jeunes filles de 18-25 ans disaient avoir été étranglées pendant des rapports sexuels sans leur consentement. Il y a un certain nombre de pratiques BDSM faisant partie intégrante d’un jeu, avec des codes, qui font aujourd’hui partie du rapport sexuel hétéro basique. Oui, il y a une banalisation à travers le porno, qui, selon moi, n’est jamais que la représentation exacerbée de ce qu’on trouve ailleurs.

ELLE. On observe aussi une certaine désertion de la sexualité chez les jeunes…

O. Dans plusieurs pays, on constate un désintérêt. Et un certain nombre de jeunes filles préfèrent sortir avec d’autres filles. Ce qui est vraiment générationnel car, lorsque j’étais ado, les lesbiennes n’étaient pas du tout représentées dans les médias ou les films, hormis « Gazon maudit ». Aujourd’hui, on a des icônes lesbiennes, et de plus en plus de filles désertent l’hétérosexualité peut-être parce qu’elles n’ont plus envie de vivre toutes ces contraintes : se faire mal avant en se préparant, en s’épilant, pendant, et après, où l’on se retrouve à gérer les douleurs post-coïtales et les cystites du lendemain. C’est une explication, ce n’est sans doute pas la seule. En tout cas, j’ai l’impression qu’il y a eu une prise de conscience du fait que toutes ces douleurs n’étaient plus supportables. Et ces pratiques que l’on retrouve dans le porno s’intègrent là-dedans.

ELLE. Jean-Claude Kaufmann, est-ce que les chiffres corroborent l’abstinence sexuelle chez les jeunes ?

J.-C.K. C’est une tendance, il y a des chiffres qui augmentent mais qui restent minoritaires. C’est une évolution manifeste, nette, plus marquée chez les jeunes mais qui, dans l’ensemble des pratiques et des territoires français, est toutefois à relativiser. Le livre de la sociologue Isabelle Clair « Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes » (éd. Seuil) montre encore le poids très fort du couple hétérosexuel et des normes conjugales. Pour entrer dans la vie adulte, dans le réseau de relations avec les copains et les copines, ce modèle subsiste. Il y a des évolutions importantes qui annoncent peut-être l’avenir mais qui ne dessinent pas l’ensemble du paysage dans la France d’aujourd’hui.

IL EST IMPORTANT QUE LES HOMMES CHANGENT. IL Y EN A QUAND MÊME DE BONNE VOLONTÉ. JEAN-CLAUDE KAUFMANN

ELLE. Y a-t-il aussi un boom des nouvelles pratiques, comme le couple libre, le polyamour ?

J.-C.K. C’est la même chose. Elles se développent et correspondent à un rêve : je ne veux pas m’enfermer pour toute la vie dans un couple monogame hétéro et je veux vivre l’aventure des expériences de la jeunesse. En même temps, les chiffres du polyamour restent très limités à une classe d’âge jeune. C’est beaucoup plus difficile lorsqu’il y a des enfants.

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ELLE. Vous y croyez, Ovidie ?

O. S’il y a quelques personnes pour qui ça fonctionne, j’applaudis des deux mains. Je trouve ça beaucoup plus respectueux que des aventures adultérines à la petite semaine où règnent le mensonge et les mesquineries.

ELLE. Comment peut-on sauver le couple hétéro ?

O. J’ai l’impression qu’on ne pourra le sauver qu’à partir du moment où les hommes s’y mettront. Nous, on a fait toutes les gymnastiques possibles. Aux hommes de se bouger.

ELLE. Vous posez la question : peut-on continuer à désirer ses bourreaux ?

O. Cela fait partie du package du désenchantement. On s’est rendu compte avec #MeToo qu’on était extrêmement nombreuses à avoir subi des violences sexuelles dans le cadre de la conjugalité ou autre, et forcément, au bout d’un moment, ça nous affecte et ça coupe le désir. Mais le désenchantement ne s’applique pas qu’à notre relation aux hommes, il y a aussi celui vis-à-vis de notre corps, de ce qu’on en fait, de comment on le voit. La question de la maternité, et de la non-maternité, se pose aussi. C’est quelque chose qu’on n’a pas souvent en tête, on se dit qu’une fausse couche, ça n’est rien, mais parfois on peut rester des mois ou des années sans plus avoir envie car cela a coupé le désir.

J.-C.K. Il est important que les hommes changent. Il y en a quand même qui sont de bonne volonté, je l’observe dans mes enquêtes. On a besoin d’amour, pas forcément hétéro, mais d’amour sous toutes ses formes. Et qu’est-ce que l’amour ? C’est aller au-delà de soi pour aller vers l’autre et construire un monde à deux ou à plusieurs de générosité et de tendresse. Cette utopie nous sauve.

À écouter : « Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ? », le podcast d’Ovidie, avec Tancrède Ramonet (France Culture).

À lire : « La chair est triste hélas », d’Ovidie (éd. Julliard). « Petites vengeances, ou les trahisons positives dans le couple », de Jean-Claude Kaufmann (Êditions de l’Observatoire).

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