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La passion amoureuse nous a-t-elle quittés ?

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Attention, ce livre est un pavé dans la mare. La mare de nos existences bien tranquilles. Dans « À la folie, passionnément » (éd. Équateurs), la jeune pop philosophe Marianne Chaillan se livre à une défense vigoureuse de l’amour-passion, avec ses joies intenses mais aussi ses souffrances aiguës. Pourtant, selon un sondage Harris Interactive de 2020, seulement 21 % des Français disent que leur vie amoureuse est « une priorité », contre 39 % qui privilégient la vie familiale et 34 % leur situation financière. Et quand on évoque l’idée de l’amour, 42 % pensent à l’idée de « confiance », 41 % à celle de « complicité », mais ils ne sont que 20 % à citer la « passion » et 20 % le « romantisme ». Autant dire que le livre de Marianne Chaillan dépare dans l’ambiance de prudence actuelle, et c’est tant mieux. Un signe que notre époque, que l’on dit puritaine, serait en train de changer ? Rencontre avec une femme qui déteste la tiédeur.                                                                                                         

ELLE. Pourquoi avoir écrit ce livre ?               

MARIANNE CHAILLAN. Il s’est imposé à moi. Depuis toujours, je suis quelqu’un d’assez passionné en amour. Au lycée, mes camarades de classe me surnommaient Anna Karénine ! – même si j’espère que je n’aurai pas la même fin tragique qu’elle ! [Rires.] Mais je ne trouvais pas de livres et de penseurs qui justifiaient ma conduite. Moi qui suis professeure de philosophie, je ne pouvais pas aller chercher des réponses du côté des philosophes. Ceux-ci ont toujours condamné la passion amoureuse. Ils y voient une puissance destructrice, une force qui nous rend passifs, qui nous fait perdre la raison. Mais après tout, Lucrèce, Kant, Schopenhauer ou Kierkegaard étaient des célibataires, des ascètes esseulés, des vieux garçons. Faut-il vraiment leur demander comment s’y prendre pour vivre et aimer ?             

ELLE. Votre livre va à l’encontre de l’air du temps. Notre époque est plutôt obsédée par le développement personnel, l’équilibre, la zénitude, et pas vraiment par les montagnes russes émotionnelles qui caractérisent la passion…               

M.C. Oui, mon livre est dans la continuation de mon ouvrage précédent, « Où donc est le bonheur ? » (éd. Équateurs), qui critiquait le développement personnel. Je ne suis pas convaincue par cette recherche du bien-être, cette aspiration à la quiétude et à la plénitude qui marque notre époque. Aussi louables soient ces états, ils me paraissent impossibles à atteindre. Bien sûr, je comprends que l’on puisse vouloir se préserver de la passion amoureuse, cet affect qui ravage tout sur son passage. D’ailleurs, je m’attarde dans mon livre sur « Belle du Seigneur », le roman d’Albert Cohen, qui, on a tendance à l’oublier, a été écrit pour nous détourner de l’amour-passion et nous faire préférer l’amour conjugal. Je ne suis pas un bisounours. Je ne fais pas l’impasse sur ce que le désir peut avoir de terrible. J’ai conscience qu’il peut être éphémère, qu’il engendre de la souffrance et qu’il crée en nous un manque de l’autre qui n’arrive jamais à être tout à fait rassasié.

« Refuser l’incandescence des sentiments revient à s’enterrer vivant. » 

ELLE. Mais alors pourquoi prendre sa défense ?                

M.C. Parce que, pour moi, le désir amoureux est l’autre nom de la vie. « T’aimer, c’est vivre », disait Victor Hugo à Juliette Drouet. Et au contraire, refuser cette incandescence des sentiments revient à s’enterrer vivant. Aucun des reproches adressés à l’amour-passion ne me semble vraiment valable. Lui reprocher son caractère éphémère revient à nier l’essence même de la vie, où toute chose est fugace, nos projets, nos relations. De même, l’accuser de faire souffrir est méconnaître la nature de l’existence, où la joie et la douleur sont mêlées, où elles ne peuvent exister l’une sans l’autre, comme le démontre bien Albert Camus dans « L’Envers et l’Endroit ». Enfin, dire qu’une relation sentimentale exaltée ne rassasie pas, que nous sommes toujours en manque de l’autre, ne me paraît pas plus convaincant. Car l’incomplétude est une dimension intrinsèque de la condition humaine. Il faut arrêter de condamner la passion. Oui, elle est éphémère, douloureuse, jamais totalement satisfaisante, mais qu’est-ce qu’on se sent vivant !              

ELLE. C’est dur, ce que vous nous demandez là…

M.C. Je prône une certaine lucidité et une certaine exigence. Il faut accepter l’incertitude en amour comme une dimension essentielle de la vie. Nous n’avons pas d’autre choix. La vie affective est marquée par l’impermanence. Cela implique de vivre en effet dans une certaine tension, dans le refus du confort que peut donner une relation conjugale qui ronronne. À titre personnel, j’essaie de ne pas tomber dans cette tentation qui habite tout amant : demander à l’autre un engagement éternel. Ce n’est pas possible. Comme le dit Jean-Paul Sartre, l’amant réclame à l’autre un serment : « Dis-moi que tu m’aimeras toujours. » Mais en même temps, si l’autre le lui disait de façon à ce qu’il y croie, cela viendrait éteindre le désir. Tout le paradoxe de l’amour est de vouloir posséder une liberté. Ce qui ne peut pas s’envisager.                                                                                                                                          

ELLE. Certaines féministes ont critiqué cette notion « d’amour-passion ». On a par exemple longtemps désigné les féminicides comme des « crimes passionnels ». Qu’en pensez-vous ?             

M.C. Je suis d’accord avec cette critique. Ainsi, quand Don José tue Carmen, dans l’opéra de Bizet, c’est un féminicide, même si lui parle de la « passion » qu’il éprouve. Mais ce n’est pas ma définition de la passion. Pour moi, celle-ci consiste à aimer puissamment, intensément, mais sans vouloir posséder l’autre, sans croire que la relation sera éternelle. Don José et tous les auteurs de féminicide ont une mauvaise compréhension de l’essence de la vie et du désir. Ils pensent que l’autre leur appartient, que la relation peut durer à jamais, être réifiée. C’est une illusion totale, qui mène à la violence. Je condamne évidemment cette attitude.

« Tout le paradoxe de l’amour est de vouloir posséder une liberté. »

ELLE. Des féministes comme Mona Chollet ont également critiqué les romans d’amour passionnels écrits par des hommes, car les femmes y seraient un simple objet sur lequel l’homme projette beaucoup de choses. Il n’y aurait pas de vraie rencontre…

M.C. On trouvait déjà ce type de critiques chez le poète et philosophe Lucrèce, au Ier siècle avant Jésus-Christ. Celui-ci explique que l’amant réifie l’objet de son désir, qu’il le fantasme, mais ne le connaît pas. Et que, lorsque l’amour finit par disparaître, le retour à la réalité peut s’avérer difficile. En effet, une fois l’aveuglement passé, on risque d’avoir une mauvaise surprise quand on découvre qui est réellement la personne aimée. C’est Swann, dans « À la recherche du temps perdu », de Proust, qui déclare au sujet d’Odette : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie pour une femme qui n’était pas mon genre. » Bien sûr, il y a toujours ce risque dans l’amour-passion. Mais ne faut-il pas le prendre ? L’amour réel, où l’on connaît vraiment l’autre, naît bien souvent d’une relation passionnée. Celle-ci est une première étape. On est ainsi passé de « l’amour de concupiscence » à « l’amour de bienveillance », comme dirait Descartes.                

ELLE. Vous êtes professeure de philosophie dans un lycée. En quoi votre livre, selon vous, pourrait-il intéresser vos élèves ?                

M.C. Ce livre peut détruire une illusion, celle du « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Je constate que de nombreuses jeunes filles aujourd’hui pensent que la vie va être un chemin assez tranquille, pour peu que l’on accomplisse correctement chaque étape : trouver un amoureux, se mettre en couple, avoir des enfants, etc. Or l’expérience nous montre qu’il n’en est rien. Mon livre peut également aider toutes celles et ceux qui culpabilisent et pensent que leur vie est un échec parce qu’ils ne sont pas en couple, parce qu’ils sont divorcés, parce qu’ils ont du mal à trouver un partenaire, etc. Je ne suis pas d’accord. Je conteste même le terme d’« échec amoureux ». Le devenir nécessaire de l’histoire d’amour n’est pas forcément une relation longue. Arrêtons avec ce cliché.                

« À la folie, passionnément », de Marianne Chaillan (éd. Équateurs)

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