Santé

Maternité et troubles bipolaires : « Je n’arrive pas à cacher mes fragilités à mon enfant »

La maternité est loin d’être un long fleuve tranquille. Pour les mères atteintes de troubles bipolaires, le parcours est d’autant plus éprouvant. En France, cette maladie psychique chronique touche entre 1% et 2,5% de la population, indique la Fondation FondaMental. Elle se caractérise par des variations d’humeurs disproportionnées dans la durée et leur intensité, avec une alternance d’épisodes maniaques ou hypomaniaques (excitation, insomnies, sentiment de toute-puissance, multiplication de projets), et d’épisodes dépressifs (grande tristesse, idées suicidaires).

Deux phases potentiellement dangereuses pour les patientes, ainsi que leur entourage, en particulier lorsqu’elles ne sont pas soignées. Selon un rapport de l’association Bipolarité France, publié ce jeudi 30 mars 2023 à l’occasion de la journée mondiale des troubles bipolaires, pour un patient sur trois, le diagnostic a été confirmé plus de dix ans après l’apparition des premiers symptômes. Et dans 68% des cas, le retard de diagnostic a eu un impact sur leur vie personnelle. 

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Errance médicale, facteur de risque en post-partum

Les premiers symptômes d’Agnès, 57 ans, sont apparus à l’adolescence. « À l’époque, on ne mettait pas de nom sur ma maladie, et mes parents ne m’ont pas fait consulter de médecin. Ils me disaient toujours « tu as tout pour être heureuse, mais tu ne l’es jamais » », se souvient cette accompagnante d’enfants en situation de handicap. À l’âge de 20 ans, ses périodes dépressives se sont intensifiées, et Agnès a fait une première tentative de suicide. Elle s’est alors vu administrer des antidépresseurs, faute de recevoir le bon diagnostic. « J’étais un zombie, mais ça ne soignait pas le problème. » Et pour cause, il est fortement déconseillé de prescrire des antidépresseurs aux patients atteints de bipolarité, sans y associer d’autre traitement adapté à la maladie. « Le médicament peut devenir inefficace, ou trop vite efficace, c’est-à-dire que le patient vire en mode maniaque. Cela peut aussi accélérer les cycles », indique Marie-Noëlle Vacheron, cheffe de pôle au GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences (Centre hospitalier Sainte-Anne). Concernant Agnès, ces années d’errance médicale ont bien failli lui coûter la vie, à elle et sa famille. 

« J’ai voulu disparaître avec ma fille »

Agnès s’est mariée et a eu deux enfants – l’aînée est aujourd’hui âgée de 25 ans, la cadette a 21 ans. Après la naissance de sa deuxième fille, tout s’est accéléré. « Mon post-partum a été une catastrophe. Je pleurais tout le temps, j’étais incapable de sortir de chez moi, j’avais très peur d’affronter le monde extérieur », raconte-t-elle. « Ma fille me réclamait tout le temps, je ne pouvais plus la supporter, c’était devenu physique. Parfois, je la laissais pleurer dans son lit, et restais dans ma chambre avec un oreiller sur la tête pour ne pas l’entendre », poursuit-elle. Au cours de cette période de « down » incontrôlable, Agnès a de nouveau tenté de mettre fin à ses jours, avec sa fille dans les bras. « J’ai voulu disparaître avec elle. Je me suis dit « je suis un boulet, elle aussi, autant que les deux boulets partent ensemble. »» 

Après un séjour en hôpital psychiatrique, Agnès a rencontré une nouvelle psychiatre qui, au bout de trois ans de suivi, a posé le diagnostic qui a changé sa vie : « Quand elle m’a dit que j’étais bipolaire, ça m’a énormément soulagée. Elle apportait enfin une réponse aux questions que je me posais depuis l’âge de 15 ans, et j’allais pouvoir être traitée », déclare-t-elle, un large sourire aux lèvres.

Il existe différents types de troubles bipolaires. Le type 1, celui dont souffre Agnès, se caractérise par au moins un épisode maniaque, et des épisodes dépressifs. Le type 2 se traduit par au moins un épisode dépressif majeur, et des phases d’hypomanie (moins intenses et moins longues que la phase maniaque). Le type 3 se manifeste par des virages maniaques, des virages de l’humeur, sous certains thérapeutiques tels que les antidépresseurs ou les corticoïdes.

« Le post-partum est une période de remaniement psychique »

Bénédicte*, 62 ans, est, elle aussi, atteinte de trouble bipolaire de type 1. « Vers 10-12 ans, j’étais hypersensible, et tout me catastrophait », se souvient-elle. Au fil des années, des phases d’exaltation sont apparues : « Je voulais changer le monde, je passais du rire aux larmes », poursuit cette ancienne employée dans l’industrie pharmaceutique. Pourtant, ce n’est qu’à l’âge de 28 ans, alors qu’elle vivait aux États-Unis, que Bénédicte a reçu son premier diagnostic de trouble bipolaire. Un soulagement de courte durée, puisqu’à son retour en France, les médecins ont posé un tout autre regard sur ses symptômes. « Pour eux, il s’agissait d’un mauvais diagnostic. Résultat, je suis restée cinq ans sans voir de psychiatre », déplore-t-elle. Puis tout a basculé à la naissance de sa fille cadette. « J’ai refait une crise maniaque et le diagnostic a été confirmé. » 

Les phases maniaques après l’accouchement sont très fréquentes, en l’absence de traitement adapté à la bipolarité. « Le post-partum est une période de remaniement psychique, où le parent découvre que son bébé est dépendant de soi », rappelle Romain Dugravier, pédopsychiatre au Centre de psychopathologie périnatale, Institut Paris Brune (Centre hospitalier Sainte-Anne). « Les patientes atteintes de bipolarité, dont le diagnostic n’a pas encore été posé, présentent des risques maternels aigus », poursuit le spécialiste. Et d’expliquer : « Quand on a soi-même une histoire psychiatrique complexe, cette période vient raviver l’insécurité ancienne, et la vulnérabilité du bébé devient presque menaçante, car il faut s’oublier pour s’en occuper. » 

« J’ai été séparée de mon bébé après l’accouchement, un déchirement »

Bénédicte garde des souvenirs extrêmement douloureux de cette période. Pour cause, la mère de famille, qui venait tout juste de donner la vie, a été hospitalisée durant trois semaines, en étant séparée de son bébé. « C’était un déchirement, quelque chose d’extrêmement brutal », confie-t-elle avant de poursuivre : « Quand j’ai revu ma fille, j’avais l’impression de ne pas la connaître. » Un sentiment de culpabilité s’est installé. « J’avais le sentiment d’être une très mauvaise mère, du fait de ne pas avoir été présente les premiers jours. » Une période particulièrement difficile, durant laquelle son mari s’est senti impuissant. « Il ne comprenait pas ce qu’il se passait. Il était complètement désemparé, désarçonné », se souvient-elle. Néanmoins, Bénédicte a pu compter sur le soutien de sa propre mère. « Elle habitait loin de chez moi, mais me passait des coups de fil et venait quand elle le pouvait. Ça m’a beaucoup aidée. »

Avec les années, la prise en charge des patientes a largement évolué. Et lorsque la maladie est détectée à temps, un traitement bien conduit pendant la grossesse diminue considérablement le risque de rechute en post-partum. Depuis dix ans, Marie-Noëlle Vacheron organise des consultations anté-conceptionnelles, avec les femmes atteintes de bipolarité qui envisagent de devenir maman, seules ou avec leur conjoint. « On évalue ensemble les traitements qu’elle prend avec le psychiatre qui prescrit, ou le généraliste. Et puis on propose des alternatives médicamenteuses si besoin », explique la psychiatre. Ces consultations permettent aussi d’aborder le désir d’enfant, la façon de gérer la bipolarité pendant la grossesse, et dans le couple. « Au fur et à mesure, elles vont pouvoir évoquer toutes leurs appréhensions à l’idée de devenir mère. »

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Peur de transmettre la maladie

Marine, 41 ans, a longtemps hésité avant de devenir maman, de peur de transmettre la maladie à son bébé. « Je n’ai jamais voulu d’enfant avant mes 32 ans, parce que je me posais beaucoup de questions. Et puis, l’envie d’avoir un bébé est devenue plus forte, et je suis tombée enceinte en décembre 2014. » Si l’un des parents souffre d’un trouble bipolaire, le risque qu’un des enfants en soit atteint est d’environ 20 %, indiquait la Haute autorité de santé en 2014. Cependant, les facteurs de risques sont multifactoriels, et dépendent aussi de l’environnement.

Diagnostiquée à l’âge de 30 ans d’une cyclothymie (une forme atténuée du trouble bipolaire, qui se traduit par des épisodes de troubles dépressifs et des épisodes hypomaniaques). À l’époque, cette ancienne responsable dans les Ressources humaines, qui s’est reconvertie dans le médico-social, était sous Dépakine, un antiépileptique tératogène, qui présente des risques de malformation pour le fœtus et à terme, des risques de neurodéveloppement pour le bébé. Son traitement a été remplacé par du Teralithe, dont le principal actif est un sel de lithium. Et sa grossesse a été scrupuleusement surveillée. En période périnatale, Romain Dugravier recommande aux patientes d’être accompagnées par un réseau de professionnels, de différentes spécialités.

Oser demander de l’aide

L’accouchement de Marine s’est déroulé dans l’apaisement. Et pour cause, « mon médecin traitant avait rédigé un certificat pour stipuler auprès de la maternité mon besoin d’être en chambre seule. J’ai été gardée dix jours pour surveiller les risques de décompensation », explique-t-elle. Marie-Noëlle Vacheron insiste en effet sur la nécessité d’anticiper auprès de la maternité. « Quand le personnel est prévenu de la pathologie de la maman à l’avance, elle peut proposer un suivi plus approprié, avec un psychologue ou un psychiatre de liaison. Il ne faut pas que le trouble bipolaire soit tabou. »

Le retour à domicile s’est avéré plus difficile. « Mon petit bout pleurait énormément et je n’arrivais pas à me reposer. Un jour, j’ai vraiment eu peur de le secouer », révèle Marine. « Le sommeil est un marqueur très important de stabilisation psychique. Dès que les femmes atteintes de bipolarité manquent de sommeil, l’humeur peut se dérégler », explique Marie-Noëlle Vacheron. Heureusement, la jeune maman a pu obtenir de l’aide. Grâce à l’ADMR, un réseau associatif de services à la personne, son bébé a pu être gardé lorsqu’elle en avait besoin. Et aujourd’hui, son conjoint, le beau-père de son fils, lui est d’un soutien précieux. « Quand j’ai des moments de grande fatigue et que je manque de sommeil, il prend le temps de s’occuper de mon enfant. »   

« Je dois me battre pour être disponible pour mon enfant »

Son fils est aujourd’hui âgé de sept ans, et la peur est toujours là. « Je culpabilise beaucoup d’avoir pris le risque qu’il développe la maladie, et de lui faire vivre ce que je vis », déclare Marine. « Je suis à l’affût des attitudes qu’il peut adopter. Je lui explique le monde pour qu’il l’appréhende avec le plus de codes sociaux possibles parce que moi, c’est ce qui m’a manqué. » Une charge mentale supplémentaire dans son rôle de femme et de mère. « En tant que maman atteinte de trouble bipolaire, je dois me battre pour être disponible pour mon enfant, et je n’arrive pas toujours à cacher mes fragilités. »

Une bonne prise en charge permet aux patientes d’être accompagnées dans leur rôle de mère, et de mener une vie équilibrée. « Dès qu’on a trouvé le bon traitement, avec la bonne posologie, mon cerveau s’est remis à fonctionner, et j’ai retrouvé une vie normale », se réjouit Agnès. Quant à Bénédicte, son état de santé s’est stabilisé, ses filles sont devenues adultes, et le tabou autour de la maladie se lève doucement, au sein de sa famille. « Je crois que toutes ces phases ont été dures à vivre pour mes enfants, mais elles commencent tout juste à m’en parler. » Quoi qu’il en soit, l’accomplissement de sa progéniture reste le plus beau des cadeaux : « Grâce à leur réussite professionnelle, je culpabilise moins, et suis beaucoup plus apaisée. »

 

*Le prénom a été modifié.

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