Santé

Nature blessée : le philosophe Alexandre Lacroix propose un nouveau regard sur le monde abîmé

« Voilà un geste que nous avons tous fait : nous nous apprêtons à prendre une photographie d’un paysage, mais il y a un pylône. Qu’importe, nous cadrons de façon que ce détail gênant n’apparaisse pas sur l’image. Le véritable panorama qui nous entoure – avec ses routes, ses lotissements, ses traces multiples de la civilisation industrielle –, nous refusons de le voir. » C’est par ces mots très justes que commence  le superbe livre d’Alexandre Lacroix, écrivain et philosophe, « Au cœur de la nature blessée » (Allary Éditions), un ouvrage qui analyse notre rapport aux paysages et la façon dont nous regardons la nature.

Force est de constater que l’auteur a raison : « Obnubilés par notre quête d’harmonie, nous faisons souvent subir aux représentations photographiques de notre environnement une purge qui finit par nous empêcher de voir le monde tel qu’il est ». Car la réalité, bien sûr, est toute autre que celle que l’on trouve sur Instagram. Autour de nous, la nature est de plus en plus abîmée, dégradée, scarifiée par la présence humaine : parkings, éoliennes, ronds-points, lignes à haute tension, hangars, habitations… Nous voulons croire qu’il existe une nature pure, préservée, mais c’est de moins en moins vrai. Tous les dix ans, l’équivalent d’un département français serait bétonné, transformé par l’artificialisation des sols, selon une étude de la Cour des comptes de 2020. Des champs, des prairies, des terres agricoles disparaissent au profit de zones commerciales et de lotissements… Un phénomène qui provoque en nous une vraie tristesse.

C’est ce que le philosophe australien Glenn Albrecht a appelé, en 2003, la « solastalgie ». Soit la douleur d’avoir perdu un paysage qu’on aimait et la nostalgie qu’on éprouve à ce sujet. « La solastalgie n’est pas la même chose que l’éco-anxiété, rappelle Pierre-Éric Sutter, psychothérapeute et coauteur de “N’ayez pas peur du collapse” (éd. Desclée de Brouwer). La solastalgie est une douleur tournée vers le passé. Tout ce qui constituait notre identité, nos souvenirs, semble perdu avec la disparition du paysage. L’éco-anxiété est tournée vers le futur. C’est l’angoisse que les choses ne s’aggravent du point de vue du réchauffement climatique, de la pollution, de la disparition des espèces. » Ainsi on peut dire que les personnes âgées seront plus solastalgiques, plus peinées par la dégradation

Le « deuil d’un lieu »

Quoi qu’il en soit, la douleur de perdre un panorama qu’on aimait est bien réelle. Alexandre Lacroix a forgé un terme pour cela, il parle de faire le « deuil d’un lieu ». « Désormais, nous sommes tous des orphelins de lieux, rappelle-t-il. Certains des endroits où nous avons grandi, qui furent nos terrains de jeu ou de découvertes, sont devenus méconnaissables quand ils n’ont pas carrément disparu. » C’est le cas pour Sandrine, 48 ans : « En face de la maison de mes grands-parents, dans un village de la Somme, se trouvait une mare bordée de grands arbres où j’allais tout le temps jouer enfant. Aujourd’hui, elle a été asséchée, les arbres ont été coupés et un parking a été construit. Je peux vous dire que je l’ai très mal vécu. C’est comme si un bout de moi était mort. La vision champêtre et idyllique est devenue moderne et sans âme. C’est très déprimant… »

Confirmation de Pierre-Éric Sutter : « Face à certaines dégradations de paysages, il y a un véritable deuil à faire. Deuil du lieu, de l’espace qui a été perdu. Mais aussi deuil du temps passé, des souvenirs intimes auquel il était associé… » Dans ces conditions, apprendre à vivre avec la nature blessée est l’un des grands défis de notre époque. Comment résoudre cette tristesse face aux paysages abîmés ? Comment surmonter le malaise que provoque la destruction d’un environnement qu’on a aimé ? Alexandre Lacroix propose de changer notre regard sur les choses. Puisque nous sommes dans une situation sans issue, il faut essayer, tant bien que mal, de trouver un peu de beauté dans cette nature de plus en plus artificielle. À la suite de certains poètes ou écrivains comme Peter Handke ou Will Self, il évoque ainsi la poésie qui peut se dégager des zones périurbaines.

« L’univers de la banlieue, explique-t-il, a souvent été dénigré pour sa laideur, son absence de caractère. Mais il se prête aussi à la promenade et à la contemplation. Une fois qu’on a accepté d’être entouré par les traces humaines, il est possible de maintenir le rêve, de se maintenir en état de réceptivité esthétique. On y trouve des choses surprenantes, des rapprochements visuels qui ont leur poésie. » Il donne l’exemple d’un sentier périurbain comme le GR 2013, un circuit de randonnée de 365 kilomètres autour de Marseille, qui traverse des cités-jardins, un vieux port industriel ou des morceaux de nature et qui a été élu « Meilleur nouveau sentier du monde » par « National Geographic » en 2013.                                                                              

Changer son point du vue                                                             

Surtout, pour apprendre à aimer la nature blessée, Alexandre Lacroix nous suggère de changer notre point de vue esthétique. Car il existe, selon lui, deux grandes conceptions du beau. « Bien souvent, nous regardons les choses sous l’angle de “l’autonomisme”, dit-il, c’est-à-dire que nous jugeons qu’une chose est belle en soi, de façon autonome, sans aucune considération politique ou morale. » Sous cet aspect, une dizaine d’éoliennes, immenses pylônes de béton et de métal, plantées dans un environnement champêtre sont inévitablement laides. En soi, c’est moche, ça abîme le paysage. « Mais nous pouvons aussi considérer les choses sous l’angle du “moralisme”, ajoute-t-il, c’est-à-dire que nous jugeons qu’une chose est belle en y intégrant les notions de bien et de mal. Notre conception esthétique prend alors en compte la dimension morale. » Ainsi, sous l’angle du « moralisme », nous pouvons trouver un champ d’éoliennes pas si vilain, voire même plaisant, car nous savons qu’elles produisent de l’électricité propre et contribuent à préserver l’environnement.

Bref, tous ceux qui se désolent de l’enlaidissement de la France devraient peut-être mettre un peu plus de « moralisme » dans leur « autonomisme »… Pierre-Éric Sutter explique : « Les éoliennes sont à la fois un problème et une solution. Certes, elles polluent les paysages, mais en même temps elles contribuent à réduire les gaz à effets de serre. Toute solution a sa part d’ombre. Face à elles, nous devons faire la part des choses et sacrifier une certaine idée de l’esthétique – l’idée d’une nature pure, harmonieuse, intacte – au nom d’une certaine idée de l’avenir, l’idée d’un avenir durable pour la planète et l’espèce humaine. »             

Dans la grande révolution écologique qui se profile, la bataille autour des paysages et de leur transformation va être centrale. Ainsi, concernant le seul parc éolien, on compte 8 000 éoliennes en France aujourd’hui, mais le gouvernement* souhaite un doublement de son nombre d’ici à 2028, soit 16 000. Nul doute que nous allons être obligés de revoir certains de nos a priori et de transformer notre regard. Nous n’avons pas fini d’apprendre à vivre « au cœur de la nature blessée ».                                            

* Annonce de la ministre de la transition écologique, Barbara Pompili, faite en 2021.

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