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Mort et renaissance du premier film de Mostafa Derkaoui

C’est l’histoire d’un film disparu. Il y a plus de 45 ans, le cinéaste marocain Mostafa Derkaoui a décroché son diplôme de cinéma à Lódz (Pologne). Depuis, il a rêvé d’un projet esthétique, libéré du classicisme du septième art conventionnel et résolument tourné vers les réalités de sa société. C’est ainsi que son premier film a vu le jour en 1974, sous le nom «De quelques événements sans signification». Cependant, l’opus ne sera jamais montré au Maroc, où après avoir subi des restrictions lors du tournage, une interdiction formelle a condamné toute projection du film au Maroc.

Ainsi, ce travail «fait avec les tripes» et porteur de la voix d’une jeunesse révoltée s’est vu condamné à mourir à petit feu, sous les poussières de l’oubli qui auraient fini par ronger la bobine d’un film cru mort-né. Ce n’est en effet pas le cas, même s’il a fallu 45 ans pour qu’il renaisse de ses cendres. En effet, une version restaurée depuis les négatifs originaux a enfin vu le jour et elle est diffusée sous format numérisé. En décembre 2019, elle a été montrée en France puis au Maroc, dans le cadre du Festival international du film de Marrakech.

Un processus de reconstitution image par image

Cette version a été obtenue après plusieurs années de recherche et un travail de longue haleine, supervisé par l’Atelier de l’Observatoire à Casablanca, le réalisateur et la Cinémathèque de Catalogne à Barcelone, qui se sont donné comme défi de tirer ce film de l’invisibilité.

«La première piste qui nous a aidés à le faire ressusciter et son existence documentée dans l’histoire du cinéma», nous explique Léa Morin qui a dirigé cette recherche pour L’Atelier de l’Observatoire. «Quelques textes et travaux l’évoquent, notamment Ahmed Bouanani dans son ouvrage à ce sujet. On le retrouve aussi dans le catalogue du CCM, prouvant son existence dans les filmographies», souligne-t-elle.

Mais depuis cette unique projection en 1974 à Paris, la disparition des originaux est restée une énigme durant une quarantaine d’années, où une seule copie, en mauvais état, a pu encore prouver matériellement son existence. «Elle était en possession du collectionneur Mostafa Dziri qui est acteur dans le film et elle tournait dans un cercle restreint de cinéphiles ; il en a fait un télécinéma puis un DVD et d’ailleurs, le documentaliste Ali Essafi en a utilisé des extraits dans son court-métrage Wanted», nous raconte Léa Morin, expliquant que cette copie a été le point de départ de la recherche, dans le cadre d’un travail sur le cinéma invisible au Maroc, mené par sa structure associative basée à Hay Mohammadi.

«Une rencontre avec Mostafa Derkaoui en 2014 nous a rendus encore plus déterminés, puisque nous avons discuté du film, de la disparition de ses négatifs, dans le cadre de ce programme de recherche», souligne la chercheuse et actrice culturelle. Plusieurs considérations expliquent cette disparition, comme elle nous le relate.

«Comme il n’existait pas de studios de développement et de gonflage à ce moment-là au Maroc, le travail des réalisateurs après le tournage se faisait à l’étranger. Mostafa Derkaoui a choisi de le faire en Espagne, où les négatifs ont été laissés depuis». Sauf que ce studio, appelé Foto Film, a fait faillite dans les années 1990 et depuis, les traces du film ont été perdues.

Après plus de dix ans de litige judiciaire sur les biens et les fonds dudit studio, quelques bobines et négatifs ont été trouvés dans un hangar, lorsque la Cinémathèque de Catalogne à Barcelone a récupéré le tout par décision de justice. «Lorsque j’ai commencé à me renseigner sur la présence de bobines au sein de la structure, il s’est avéré que celle-ci ne les avait pas, mais le fait est qu’elle a eu du mal à l’identifier car il a été enregistré sous le nom de ‘Basma’, la boîte de production de Mostafa Darkaoui, ce que nous avons découvert après nos sollicitations insistantes auprès de la cinémathèque», se rappelle encore Léa Morin.

Une version restaurée depuis les négatifs

Ces recherches approfondies n’ont pas été vaines, puisque l’ensemble des négatifs, des images et des sons ont finalement été trouvés dans les collections récupérées du studio. «A partir de là, j’ai visionné le film malgré le mauvais état des bobines et mené plusieurs entretiens avec le réalisateur», nous indique Léa Morin. Pour elle, l’importance et la place de ce film dans l’histoire du cinéma marocain était évidente, ce qui a accéléré un projet de restauration image par image des négatifs, au sein de la Cinémathèque. «Cela a nécessité beaucoup de temps et de moyens, sachant que le film fait 76 minutes», souligne la chercheuse.

«Ce travail a pris une année et ce qui était magnifique est que Mostafa et Krimo (son frère) Darkaoui ont pu suivre les étapes de ce processus, où ils ont été beaucoup consultés (couleurs des négatifs, étalonnage…) pour rester en phase avec la vision et les choix pris à l’époque par l’équipe du film» se félicite Léa Morin, décrivant «un beau travail de restauration qui a généré un format DCP, où le grain du 16mm original a été conservé au cours de la numérisation».

La diffusion du film a commencé avec la Berlinale en janvier 2019. Il a également été projeté à l’ouverture du Festival du film national de Tanger et dans le cadre de l’édition du FIFM tenue en décembre 2019. «C’est une victoire sur l’Histoire lorsqu’on sait qu’en plus d’avoir été interdit avant même sa première au Maroc, il s’agit du tout premier film de Mostafa Derkaoui qui portait un véritable projet du septième art pour le pays. L’interdiction a donc été très dure au niveau personnel et dans la carrière des deux artistes», explique Léa Morin.

La restitution d’une dynamique avant-gardiste

Le nombre de participants au film et surtout leurs noms dénote du caractère engagé de cet opus, entre Mostafa Nissabouri, Jil Jilala, Mohamed Melihi, Mohamed Chebaa et plusieurs autres. Plusieurs figures dont on a retrouvé auparavant les noms au sein de l’équipe de Souffles, revue qui a été interdite mais qui trouve quelque part son écho dans ce film, où des artistes également se posent des questions sur le rôle politique et social du cinéma, comme un prolongement de cet espace de réflexion qu’a représentée la publication. Les responsables de l’époque ont reproché à Mostafa Derkaoui la vulgarité du verbe chez les personnages qu’on voit parfois au bar, mais c’est surtout la liberté qui se dégage de ce film qui a dérangé. Au paroxysme de la répression politique sous Hassan II, il était en effet difficile de concevoir qu’un cinéaste donne la parole aux gens de tous les jours tels qu’il les rencontre dans la rue et leur demande de s’exprimer sur ce qu’est le cinéma pour eux, sur le rôle d’un artiste en société, sur son rapport à la politique…

Cette dynamique s’illustre également par les questions que soulèvent le film : la place des artistes dans la société, leur rapport à la politique, leur conception de la liberté de création… Elles restent contemporaines et leur traitement dans ce film reste d’actualité. D’ailleurs, «plusieurs cinéaste marocains, à la sortie de l’une des projections nous disent que s’ils avaient vu ce travail quelques années avant, ils auraient conçu leur cinéma autrement, car ils y découvrent une vision d’avant-garde très libre», note encore l’associative.

L’Atelier de l’Observatoire porte aussi le projet d’un livre rassemblant des textes d’Ali Essafi, Mostafa Nissabouri, Ahmed Boughaba et Mohamed Jibril, qui immortalise le film de Mostafa Derkaoui, entre autres cinéastes de l’avant-garde laissés à l’écart, mais qui ont été témoins d’une période où la force de leur créativité s’est dressée face à la répression politique.

Mosta Derkaoui en 2018 / Ph. Wiam HaddadMostafa Derkaoui en 2018 / Ph. Wiam Haddad


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