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Quand les Marocains pensaient que le pain de sucre était mélangé avec… du sang de sanglier

La fièvre des interdictions, par les oulémas, de pratiques au Maroc a même touché, au fil des siècles, plusieurs denrées alimentaires au Maroc et produits phares du royaume. Ainsi, des fatwas ont été émises, les siècles derniers, sur le thé puis sur le café. Des oulémas avaient également interdit la consommation du tabac, autorisant les femmes à divorcer leurs maris si ces derniers en fumaient.

Peu de Marocains savent que le pain de sucre, ce bloc de sucre de forme conique toujours en vogue au Maroc, avait fait l’objet de critiques et de rumeurs. Le «Qaleb» avait en effet fait l’objet de plusieurs fatwas, certaines à l’appel du sultan alaouite Moulay Slimane (1792 – 1822).

Le Maroc, un producteur du sucre sous les Saadiens

Avant d’en être un grand consommateur, le Maroc «fut, dans un lointain passé, producteur et même exportateur» du sucre, comme le rapporte Jacqueline Bouquerel dans un article intitulé «L’industrie du sucre au Maroc» (Cahiers d’outre-mer, n° 88, 1969). «La conquête arabe introduisit la culture de la canne à sucre en Syrie, en Egypte, en Afrique du Nord et en Espagne ; dès le Xe siècle cette plante était acclimatée au Maroc», ajoute la chercheuse. Au XIIe siècle, c’est la région du Souss qui était devenue célèbre pour son «sucre réputé, dont la saveur et la pureté étaient, selon les auteurs anciens, inégalables».

Cette version de l’histoire est confirmée par le chercheur Mohamed Stitou qui confirme que le commerce du sucre fleurit au Maroc entre XVI et XVIIe siècle à l’époque du sultan saadien Al Mansour Ed-Dahbi. Il affirme, citant Mohamed Sghir El Ifrani et son ouvrage «Nozhat Al Hadi fi akhbar Moulouk Al 9arn al Hadi Achar», que les Saadiens récolteront des revenus importants du sucre, au point de l’échanger contre d’autres produits, comme le marbre que le sultan saadien utilisait dans ses palais. «Mais cette production de sucre marocain s’incline avec le décès de ce sultan saadien», regrette-t-il.

Une usine de fabrication de pain de sucre. / Ph. DR

Ce déclin de la production marocaine, Jacqueline Bouquerel l’impute plutôt à la découverte de l’Amérique et l’implantation de la canne aux Antilles et au Mexique, dans un milieu tropical favorable, ce qui «périclite les plantations africaines». «La production marocaine de sucre commença à diminuer pour finalement disparaître et le sucre devint une denrée rare, d’un prix élevé», écrit-elle.

Le Maroc se transforme alors en importateur et «ses achats de sucre à l’étranger augmentèrent» en même temps que l’importation du thé vert de Chine qui transita longtemps par l’Angleterre.

C’est entre la fin du XVIII et le début du XIXe siècle que des fatwas feront leurs apparitions au Maroc, avec cette hausse d’importation de plusieurs tonnes de cette denrée aux procédés de production encore méconnues à l’époque. Durant son règne, le sultan alaouite Moulay Slimane ben Mohammed ben Abdallah fera face à plusieurs rumeurs quant aux origines du pain de sucre. Il saisira même les oulémas pour trancher pour autoriser ou interdire cette denrée.

Du sang de sangliers dans la fabrication du sucre !

Ainsi, selon l’ouvrage d’Abdelahad Sebti et Abderrahmane Lakhssassi, intitulé «Du Thé à Atay : l’histoire et les habitudes» (Editions Faculté de lettres et des droits de Rabat, 1999), plusieurs oulémas avaient rapporté, citant des commerçants, avoir eu vent de l’utilisation de sang dans la fabrication du pain de sucre. Ainsi, dans une fatwa, Sulayman ibn Muhammad al-Chefchaouni, connu sous le nom de Hawat et étant décédé en 1816, avait affirmé que «certains musulmans ayant voyagé dans les pays des Chrétiens ont dit que ces derniers mettaient du sang dans le sucre lors de la cuisson en vue de la liquidation, puis qu’ils exagéraient dans sa cuisson et sa liquidation jusqu’à ce qu’il soit blanc et solide, avant de le mettre dans des moules de forme conique». Ces révélations «avaient suscité le débat appelant à son interdiction», ajoute-t-il.

Dans sa fatwa, cet érudit tranche, appelant à ceux qui véhiculent ces récits de s’en assurer avant de les relayer. Il affirme aussi que «la couleur rouge du sucre au tout début du processus provient plutôt de la plante».

L’histoire avait même fait l’objet d’un poème de Hamdoun El Haj Salmi, un fqih décédé en 1817 à Fès qui, sur les pas d’al-Chefchaouni, s’était aussi moqué de ce récit, accusant de «mensonges» les récits qui parlèrent de sucre mélangé de sang pour lui donner sa blancheur et sa forme.

Illustration. / DRIllustration. / DR

L’érudit et l’un des oulémas de la Zaouiya Naciriya à Darâa, Muhammad ibn Abd al Salam al Naciri, s’était lui aussi saisi de cette question, rapportant les mêmes rumeurs.

«Certains m’ont posé la question sur le sucre, s’il est apparu avant ou après le prophète et si ce dernier l’a consommé. Ils avançaient que les Romains le préparaient avec du sang de sangliers (…) Pour ce qui est dit à propos d’une impureté du sucre à cause du sang, il s’agit de la rougeur qui apparaît lorsqu’il rencontre un feu, due aux roseaux.»

Muhammad ibn Abd al Salam al Naciri

Le pain de sucre, offrande numéro 1 offerte par des Marocains

De son côté, Mohamed Larbi Ben Mohamed Zerhouni El Hachemi, décédé en 1844 et qui été juge et muftis dans la ville de Fès, avait expliqué qu’après avoir saisi les oulémas, ces derniers avaient affirmé à Moulay Slimane que le pain de sucre était autorisé et qu’il fallait écarter toute sorte de doute sur les rumeurs de son mélange avec du sang.

Avec la consommation du thé, celle du sucre, devenu aliment de base, ne cessera de se développer, passant de 1 200 tonnes en 1870 à 10 000 tonnes en 1890, à 40 000 tonnes en 1900 pour atteindre 53 385 tonnes en 1912, rapporte Jacqueline Bouquerel.

L’histoire d’amour entre les Marocains et le pain de sucre connaîtra un nouveau tournant avec la naissance, en 1929, de la Compagnie sucrière du Maroc (COSUMA), une raffinerie à Casablanca dépendant de la Société nouvelle des raffineries de sucre de Saint Louis de Marseille, qui produisait jusqu’à 100 tonnes de sucre par jour, exclusivement sous forme de pains de sucre.

Illustration. / DRIllustration. / DR

En décembre 1958, le gouvernement marocain crée l’Office national du thé avec des attributions étendues, dès 1963, au sucre. Un office qui deviendra «l’Office national du thé et du sucre» (ONTS). En 1967, Cosuma devient la Compagnie sucrerie marocaine et de raffinage (COSUMAR) et l’Etat acquiert 50% de son capital avant que le groupe ONA ne prenne le contrôle de son capital en 1985.

Le lien qu’ont les Marocains avec le pain de sucre se matérialise aussi dans le fait que cette forme, disparue dans plusieurs pays du globe, se maintient toujours dans le royaume. De plus, le «Qaleb» de sucre continue d’accompagner de nombreux Marocains qui le présentent, même de nos jours, en tant qu’offrande lors de mariages, de fiançailles et même de funérailles.


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