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Bouskoura, l’oued casablancais qui reprend ses droits depuis le XXe siècle

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En 1907, la présence française qui s’est mise en place au Maroc, pour annoncer le Protectorat à partir de 1912, a voulu dompter la politique du pays, mais aussi sa nature. C’est ce qui s’est passé à Bouskoura, où les abords de l’oued éponyme ont été témoins des premières tentatives humaines pour cerner le cours d’eau. Loin d’être perçu par les habitants locaux et les propriétaires terriens comme une menace sur l’économie, son étendue a été de 30 kilomètres jusqu’en 1912, constituant plutôt un signe d’abondance et de fertilité pour les terrains agricoles alentours.

Pôle hydrique puis agricole par excellence, avant de crouler sous l’industrie et le bétonnage, la contrée de Chaouïa qui regroupe notamment Casablanca a constitué une véritable source en eau. C’est la raison pour laquelle elle a compté une centaine de puits très peu profonds, qui ont constitué en importante partie son identité environnementale. Non loin de l’oued de Bouskoura, la nappe phréatique a d’ailleurs été accessible à moins de trois mètres de profondeur. A la surface, elle a laissé émerger des dizaines de sources naturelles et nombre de ruisseaux, répartis sur plusieurs kilomètres à la ronde.

Le débit d’eau de l’oued a été estimé à un mètre cube par seconde. En temps de pluie, il serait passé au cinquantuple, puis au centuple, lors d’inondations centennales. Moyen d’irrigation accessible aux vergers comme aux jardins, il a été relégué peu à peu à «une question de collecte et d’écoulement des eaux de pluie», depuis l’urbanisation à outrance qui s’est accélérée avec l’industrialisation.

La nature reprend ses droits depuis les années 1900

Ouvrage historique et illustré, enrichi de témoignages vivants, «Un oued qui traversait ma ville» a permis en 2019 de retracer cette évolution, qui rappelle que l’activité humaine n’aura finalement pas eu raison de la trajectoire naturelle de l’oued Bouskoura. Initiée par le photographe marocain Abderrahman Doukkane dans le cadre d’une résidence de L’Atelier de l’observatoire et de la Maison des arts George et Claude Pompidou, cette œuvre croisée avec Matthieu Duperrex a reconstitué ce parcours «enterré par les diverses opérations d’urbanisme colonial du vingtième siècle» à nos jours.

Ce travail souligne qu’«on sait peu de choses à Casablanca sur cet oued Bouskoura». Ce qu’on lui connaît surtout, «c’est qu’il s’est rappelé plus d’une fois au souvenir des casablancais sous un jour catastrophique, pourvoyeur d’inondations soudaines qui génèrent à leur tour des flots de controverses sur l’adaptation et la maintenance des infrastructures urbaines». Construite sur le lit de l’oued, la partie extérieure à la Médina de Casablanca a en effet été réinvestie par l’eau, depuis les premières décennies du XXe siècle.

Source : «Un oued qui traversait ma ville»Source : «Un oued qui traversait ma ville»

Des récits historiques évoquent son passage tout près des murailles de la vieille ville, au niveau des actuels boulevards Hassan I et Félix Houphouët-Boigny, mais aussi le quartier Derb Omar. D’ailleurs, quelques photos d’archive laissent voir la remontée des eaux dans ce qui s’appellera plus tard «le vieux centre-ville», en 1906 et en 1911. C’est à cette période que le Protectorat a renouvelé sa tentative de dompter l’oued, en asséchant un grand nombre de marais en 1913.

Mais ces travaux se sont avérés vains, puisque l’oued a repris son lit en 1915, provoquant des inondations parallèles à des périodes d’épidémies. Après le paludisme et la variole, le typhus avait frappé en 1914, faisant à Casablanca 4 000 morts, sur un total de 45 000 habitants. En 1917, le plan urbanistique d’Henri Prost a prévu une utilisation plus rationnelle de ce qu’offre l’oued Bouskoura, pour alimenter le grand parc.

Source : Mostafa KaraouaneSource : Mostafa Karaouane

Dans ce contexte de crise, le Protectorat a entrepris des travaux de canalisation en 1920, mais qui ont encore une fois montré leurs limites, avec les grandes crues de 1929, 1939 et 1943. Ces périodes se sont accompagnées également de projets d’assainissement, notamment en 1930. Mais ce n’est qu’en 1953 que l’ampleur des inondations a été atténuée, avec la mise en place d’un collecteur ouest pour recueillir les eaux de l’oued.

Même après l’Indépendance de 1956, cette source naturelle est restée difficile à dompter. Les grandes crues ont continué à faire un retour périodique, toutes les cinq à six années. 1963 a également été marquée par de grandes inondations, dans une ville qui a déjà connu sa mutation urbaine, l’émergence de bidonvilles, des quartiers industriels et des zones dites de la périphérie.

Des initiatives législatives et locales ont porté sur la politique d’assainissement, jusqu’en 1986, où l’oued a été enterré au niveau de la Route d’El Jadida. Au cours de ces décennies, la sécheresse a déjà commencé à impacter le Maroc. La Banque mondiale a alors publié une étude, montrant que les ressources annuelles renouvelables en eau par habitant dans le pays «ont chuté de 2560 m3 à 1185 m3, entre 1960 et 1990», rappelle «Un oued qui traversait ma ville».

Source : Mostafa KaraouaneSource : Mostafa Karaouane

Ce n’est pas pour autant que l’oued, ou ce qui en est resté, a pu être maîtrisé. En 1996, de nouvelles inondations ont frappé la capitale économique, précipitant les effondrements d’habitations et faisant des morts dans le quartier El Fida. Alors que la gestion de l’assainissement a été déléguée à la Lyonnaise des eaux (Lydec) l’année d’après, les crues ont continué à frapper plusieurs zones de la ville en période pluviale, en 2010, 2016 et 2021.

Une réadaptation nécessaire des activités humaines à la nature

A l’heure où le Maroc est de plus en plus concerné par le stress hydrique, poussant des chercheurs à appeler à une réadaptation des politiques agricoles qui risquent d’être impactées, cette incontournable source d’eau centenaire qu’est l’oued Bouskoura a été altérée à plus d’un titre. De 30 kilomètres, la longueur de la partie canalisée à ciel ouvert s’est rétrécie à 3 km en 2017. En 2018, celle du tunnel d’évacuation à l’océan à partir du Super collecteur Ouest a été mesurée sur 6,2 km. La «longueur approximative de l’oued ‘fantôme’ dans Casablanca» a été de 14 km.

Source : Mostafa KaraouaneSource : Mostafa Karaouane

Relevées à travers des marches le long de l’oued entre novembre et décembre 2019, des données chiffrées de l’ouvrage collectif indiquent que la zone entre Bouskoura et le Super collecteur Ouest à Lissasfa ne permet plus de fournir en eau que dix pompes, dont sept agricoles et trois pour l’arrosage de jardins. Par ailleurs, six passages de l’oued ont été identifiés sous les chemins de fer casablancais, 19 l’ont été sous une voie routière, en plus de «cinq déversements d’eaux usées industrielles», de «dix égouts potentiels ou rejets d’eaux pluviales» et de «huit passages à sec par ponts de fortune (mousse, palette, planche, enrochements, béton…)».

Malgré le bétonnage depuis plus d’un siècle, les sécheresses et la pollution industrielle, l’oued a continué de submerger d’eau son passage naturel, sans que l’occasion de cette abondance ne soit saisie pour enrichir les stocks hydriques au lieu de conduire à une situation de crise. «Comme nombre de villes entrant dans la modernité, bien qu’avec une radicalité peut-être plus franche qu’en Occident, du fait de l’autorité sans partage du Protectorat français, Casablanca a imperméabilisé ses sols et fait disparaître sous la chaussée le réseau hydrographique mineur», écrivent les auteurs. Autant dire que l’oued a fini par intégrer «le patrimoine invisible de « l’assainissement », de ses conduites, collecteurs et émissaires».


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