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Les frères Bourequat, de la cour de Hassan II aux geôles des années de plomb

C’est à Paris que Bayazid- Jacques Bourequat, l’un des trois frères Bourequat connus pour avoir été détenus dans les prisons secrètes des plus célèbres au Maroc, avec le PF3 (Point fixe 3) puis le mouroir de Tazmamart, est décédé mercredi 30 mai 2018. Une information rapportée notamment par la famille de Houcine El Manouzi. Une triste disparition qui impose de raconter l’histoire de trois frères, Franco-marocains, nés d’un père Franco-tunisien d’origine turque, ayant survécu aux horreurs de la prison secrète de Tazmamart sous le roi Hassan II.

En juillet 1973, Midhat-René, Bayazid-Jacques et Ali-Auguste seront arrêtés à Rabat, détenus en garde à vue avant d’être transférés dans le centre de détention PF3, dépendant du CAB 1, puis à Dar El Mokri, haut lieu de détention secrète et de torture avant de finir la mésaventure à Tazmamart. Ils passeront près de 20 ans à la prison pour avoir averti le roi Hassan II de l’imminence d’un coup d’Etat contre sa personne.

Mohamed Abderrahmane Bourequat, un oublié de l’histoire ?

Nous sommes en 1929. Mohamed Abderrahmane, père des Bourequat venait de s’installer au Maroc alors sous Protectorat français. Né à Kairouan, en Tunisie d’une mère turque et ayant étudié dans l’académie militaire d’Istanbul, le jeune homme avait sillonné le monde avant de débarquer dans le royaume chérifien. Il travaille temporairement dans les mines de la région d’Oujda avant d’être recruté par la police française. Fort de d’une formation en renseignement et en topographie, il se spécialise alors en contre-espionnage.

Dar El Mokri à Rabat. / Ph. Rol-benzaken

Il se mariera même avec Amina Alaoui, proche du Palais et devient l’ami de l’un des demi-frères du sultan Mohammed Ben Youssef, ce qui lui ouvrent les portes de Dar Al Makhzen. «Un début d’une longue collaboration que les autorités du protectorat voient d’un mauvais œil», rapporte Courrier International dans un article datant de 2013, citant le magazine TelQuel. Même après une retraite anticipée des autorités coloniales, le père des Bourequat reste au service du sultan alaouite.

«Mis à la retraite anticipée en 1948, le père Bourequat reste proche du Palais et Mohammed V se tourne vers lui, à l’indépendance, pour former le noyau dur des services secrets marocains. Le général Ahmed Dlimi figure d’ailleurs parmi ses anciens élèves et, à l’état-major des embryonnaires FAR [forces armées royales], son bureau jouxte celui du prince héritier Moulay Hassan.»

Mohamed Boudarham

Feu le roi Hassan II dans une réunion avec ses officiers. / Ph. DRFeu le roi Hassan II dans une réunion avec ses officiers. / Ph. DR

Mohamed Abderrahmane décède en 1963, bien qu’«aucun document officiel n’évoque son nom alors que son rôle a été déterminant à plusieurs égards, ne serait-ce que par le fait qu’il a contribué à mettre en place les services de renseignements marocains», poursuit le média français. Ses fils, Midhat-René, Bayazid-Jacques et Ali-Auguste, de nationalité française, nés et ayant grandi au Maroc, côtoieront les fortunés de l’époque. Ils habitaient même au cœur du quartier huppé du Souissi, à Rabat, «juste en face de la villa de Raymond Sasia, l’architecte de la sécurité rapprochée de Hassan II», raconte Courrier International.

De son côté, l’écrivaine Nasrin Qader rapporte dans son livre «Narratives of Catastrophe: Boris Diop, Ben Jelloun, Khatibi» (Editions Fordham Univ Press, 2009), citant «Dix-huit an de solitude» et «Mort vivant», deux autobiographies écrites par Ali et Midhat, que les frères Bourequat et compte tenu de leur relation personnelle avec le roi, à travers leur mère, avaient pris connaissance d’un coup d’Etat qui se préparaient contre Hassan II.

«Leur seul crime était d’avoir averti le roi de la possibilité d’un coup d’Etat qui se prépare contre lui. Les frères prétendent avoir été utilisés par des membres du gouvernement qui savent ou qui, peut-être étaient impliqués dans l’affaire.»

Nasrin Qader

Une tentative d’évasion avortée

Encouragés par des officiels, qui affirmaient aux Bourequat que le «moyen le plus sûr serait d’aller tout raconter au roi», les trois frères auraient rencontré feu Hassan II pour lui rapporter les informations dont ils disposaient.

Le 8 juillet 1973, vers 3h du matin, des policiers se déplacent dans la villa des Bourequat pour emmener Ali. Au petit matin, c’est au tour de ses deux frères, Midhat et Bayazid, d’être embarqués, rapporte Courrier International. Nasrin Qader précise pourtant que les frères Bourequat n’ont «jamais été impliqués dans la vie politique».

Ali Bourequat./ Ph. DRAli Bourequat./ Ph. DR

«Ali, Medhat et Bayazid n’ont jamais été jugés ou inculpés d’infraction reconnue», avait déclaré l’organisation de défense des droits humains Amnesty International le 30 décembre 1991. Citant la famille, l’ONG internationale affirme que les trois frères avaient été «détenus par ordre du Cabinet Royal pour un contrôle d’identité» et que c’est «le ministère de l’Intérieur [qui] en avait prolongé la garde». Une descente aux enfers qui venait à peine de commencer.

Détenus dans plusieurs centres de détention des plus célèbres, comme Point Fixe 3 (PF3) ou encore Dar El Mokri, les frères Bourequat côtoient d’autres prisonniers dont Houcine Manouzi, syndicaliste disparu et dont l’affaire continue de mobiliser sa famille. Ils planifieront même une tentative d’évasion le 13 juillet 1975, comme le rapporte Amnesty International, mais ils seront arrêtés à nouveau. «On ne sait pas où ils ont été détenus entre le 8 juillet 1973 et 1975», commente l’ONG.

Centre de détention à Tazmamart

Le 13 juillet 1975, leur mère et leur sœur seront également arrêtées et détenues isolément au secret sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre elles pendant 16 mois et 14 jours. Les deux femmes ne seront libérées que le 27 novembre 1976.

Illustration de la prison de Tazmamart. / Ph. Rol-benzakenIllustration de la prison de Tazmamart. / Ph. Rol-benzaken

En mars 1981, huit ans après des interrogations et de la torture physique et morale, les trois frères atterriront à Tazmamart, la prison secrète localisée au pied des montagnes de l’Atlas (…) pour vivre dans l’obscurité totale pendant 11 ans. «Ali Bourequat, ancien prisonnier ayant survécu Tazmamart m’a dit dans une interview : « la souffrance n’a pas de nom… Il n’y a pas d’adjectif… à Tazmamart on était enfermé vivant »», raconte Larbi Touaf dans «Representing Minorities : Studies in Literature and Criticism»(Editions Cambridge Scholars Publishing, 2009).

Amnesty International avait précisé qu’à Tazmamart, Hassan II enverra les 61 militaires condamnés en 1972 pour des tentatives de coup d’Etat contre sa personne de 1971 et 1972. «Au moins 30 sont morts en détention ; le dernier décès aurait eu lieu en mars 1991», rapporte l’ONG.

Midhat et Bayazid Bourequat,à l'aéroport de Rabat en octobre 2000. / Ph. DRMidhat et Bayazid Bourequat,à l’aéroport de Rabat en octobre 2000. / Ph. DR

Larbi Touaf cite de son côté Ali Bourequat, «qui décrit l’horreur dont fait face 58 hommes qui, pour huit ans, ont été emprisonnés dans de petites cellules, avec peu de lumière, d’air ou de nourriture». «Sur ces 58, seuls 28 ont survécu», conclut l’écrivain. Une souffrance qui poussera les trois frères Bourequat, tout comme leur sœur, à quitter le Maroc une fois libérés des geôles de Hassan II. Leurs noms resteront dans les annales comme ceux d’Aziz Binebine et Ahmed Marzouki.


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