Santé

Allô, Giulia ? « Je préfère mes enfants à mon mari »

« Ça a clashé, ce week-end, avec Marc.

Ça couvait, mais là, ça a vraiment clashé. On est partis en week-end (il avait beaucoup insisté), et on se retrouve dans une espèce d’endroit sans réseau wifi, sans connexion, et sans réceptionniste : en gros, on était injoignables. Pour moi, c’était hors de question.

Nos deux fils sont encore petits, et je refuse de prendre ce genre de risque. Je l’ai dit tranquillement à Marc, ça me semblait l’évidence même. Je ne m’attendais pas du tout à sa réaction : il était furieux, il est sorti de la chambre en claquant la porte, et en me disant : « De toute façon, ce week-end, tu n’en voulais pas. Tu ne veux plus passer de temps avec moi depuis qu’ils sont là, tu préfères les enfants et moi, je te sers à je ne sais pas trop quoi ». Le pire ? Il a raison.

Je préfère les enfants. Je sais, dit comme ça, ça peut paraître un peu étrange, mais c’est vrai. Je préfère les moments que je passe avec eux. Je préfère m’endormir et me réveiller près d’eux. Je préfère manger avec eux, même si on doit dîner beaucoup plus tôt. Et entre un ciné avec Marc ou une sortie à la ludothèque avec eux, je préférerai toujours la ludothèque. Voilà.

Le problème, c’est que je les ai eus tard. Et difficilement. Longtemps, j’ai cru qu’ils n’existeraient jamais. Je les voyais en rêve, et ça aussi, c’est étrange de le dire comme ça, mais ils me manquaient. Atrocement et dans ma chair. Depuis qu’ils sont là, ils me comblent. Ils sont ma victoire et ils sont ma joie. Et l’amour que je leur porte est si intense qu’à côté, ce que je peux éprouver pour Marc paraît tout fade : il est super, on s’entend bien, c’est un papa formidable, mais que voulez-vous qu’il se passe au bout de dix ans de vie commune ? Ça s’émousse, et c’est normal. Alors qu’avec mes garçons, on en est qu’au début. C’est comme ça que je me l’explique en tout cas. Vous êtes d’accord ? » – Lise, 44 ans.

« Chère Lise,

Euheu, euheu – la dame toussote, cherchant ses mots, pour dire à son interlocutrice que, non, elle n’est pas d’accord, mais sans prendre le risque de la vexer pour que la discussion puisse se poursuivre… Mais donc : non, Lise, je ne suis pas d’accord avec le fait que vos liens avec vos enfants, et avec votre compagnon, puissent se comparer à l’aune des années passées ensemble. Parce que, quel que soit le chiffre, il n’effacera pas un fondamental : La. Relation. N’est. Pas. La. Même.

Avec Marc, elle est horizontale, choisie, et ainsi potentiellement vouée à disparaître. Avec vos enfants, elle est inconditionnelle, absolue et verticale : vous êtes leur mère. Ni leur copine, ni leur compagne, ni leur amoureuse, leur mère. Ça veut dire, par exemple, que c’est avec votre compagnon que vous dormez – ou seule, si vous préférez, mais pas avec eux. Je sais, ça peut piquer un peu au départ, mais ça n’est pas votre place.

Votre place est unique, et vous êtes irremplaçable, mais vous ne pouvez pas, vous ne devez pas, être tout pour eux : votre mission, les aimer, les aider à grandir, consiste aussi à les laisser respirer un peu… Et prendre parfois une baby-sitter pour les accompagner à la ludothèque pendant que vous irez au ciné avec Marc. N’ayez crainte, aussi géniale soit-elle, ils ne la préféreront jamais – parce que vous deux non plus n’êtes pas interchangeables… Rassurez-vous, tout le monde s’en remettra.

Mieux : vous vous serez manqué, vous serez heureux de vous retrouver, et vous aurez beaucoup, beaucoup de choses à vous raconter. Au fond, je suis sûre que ça, vous le savez. Que la théorie, vous la connaissez. Comme pour beaucoup de mères, c’est la mise en pratique qui est plus compliquée. On les porte, pendant neuf mois, ils sont physiquement dans notre chair, notre ventre, nos cellules, notre sang…

Partout, ils sont avec nous. Et on prend vite l’habitude de ne rien faire sans eux : quand ça se passe bien, c’est doux, c’est bon, ça tient si chaud… Alors évidemment, quand tout à coup, ils « sortent » de nous, ça fait comme un vide, un courant d’air, qui peut faire un peu peur. On a longtemps appelé « délivrance », le moment où le bébé sort du ventre de la mère. Sauf que la liberté, parfois, ça fout la trouille.

Qu’est-ce qu’on va en faire ? Qu’est-ce qu’on va faire de ce nouveau corps, ni celui qui porte l’enfant, ni celui qui n’en a jamais porté ? Comment retrouver cette fusion si complète, et si parfaite, que l’on découvrait quand nous étions la seule à pouvoir ressentir ce bébé à venir ? Et c’est vrai qu’en général, ce sont les moments où on s’engueule le moins avec nos enfants : de toute façon, depuis leur poche de liquide amniotique, ils ont assez peu de répondant… Leur laisser l’espace pour être autonome, c’est prendre le risque de les voir se développer sans nous, en dehors de nous, et donc, de temps en temps, de nous surprendre, voire de nous secouer, dans leur singularité – OH MON DIEU, ILS NE SONT PAS MA COPIE EXACTE !!!!

Parce qu’alors, il faudrait essayer de les comprendre. Parce qu’alors le lien n’aurait plus cette évidence des tout premiers battements de cœur – encore une fois, je parle des cas où ça se passe bien. Et alors, si vous me suivez, à défaut d’accepter que ce lien se transforme, on va tout faire pour retrouver l’osmose : on ne les quitte plus, on ne les lâche plus, on respire leur air et on partage même les nuggets de poulet au dîner. Le problème, c’est que vous dépensez là une énergie folle dans un combat perdu d’avance : ils vont grandir. Ils vous aimeront toujours, a priori, mais, oui, ils vont vous quitter. Et c’est la meilleure des choses qui puisse vous arriver, à eux, comme à vous, je vous le promets. Parce qu’alors, ils connaîtront toutes les joies de la vie que vous avez pu connaître – je parle d’amitiés, je parle d’amour, je parle de voyages, de tout ce que vous voulez… Et alors vous, vous retrouverez aussi celle que vous étiez avant eux.

Attention scoop : vous avez été quelqu’un avant d’être mère. Et ce quelqu’un, il est toujours là, quoique vous en pensiez. Mais c’est peut-être là que ça coince… Peut-être là qu’il faudrait vous interroger : à quoi ressemblait votre vie de femme, avant de devenir mère ? Qu’ont-ils, au fond, représenté pour vous, vos enfants ? Ce manque, dont vous parlez, pourquoi était-il si cruel ? Non, Lise, toutes les femmes ne ressentent pas la même chose… Et peut-être que ça vaudrait le coup d’aller parler à quelqu’un (de professionnel), de la douleur, profonde et légitime, que vous avez pu ressentir pendant toute cette période où vous tentiez, en vain, d’être enceinte.

Déposez vos blessures quelque part. Prenez le temps de vous poser ces questions-là, plutôt que d’évacuer le sujet par un : « je préfère mes enfants ». Vous n’avez pas à « préférer » vos enfants ou votre compagnon, puisque, encore une fois, ils ne sont pas sur le même plan. C’est un peu comme si vous me disiez : je préfère ma voiture à ma maison, vous voyez ? Ça, oui, ce serait étrange »…

PS : si, je suis d’accord avec vous sur un point : si j’avais été injoignable, même 24 heures, quand mes fils étaient petits, je serais repartie illico ! Mais je suis sûre que Marc le comprend très bien. C’est votre lien amoureux, en général, qu’il veut voir renaître. C’est sa place, qu’il veut récupérer. Alors, même s’il le fait maladroitement, on peut peut-être se dire que là-dessus, il n’a pas tout à fait tort…

PPS : non, l’amour ne s’émousse pas forcément au bout de dix ans. Il se transforme, oui. Mais il peut aussi grandir, au contraire.

PPPS : voilà, c’est tout. »

Continuer la lecture

close

Recevez toute la presse marocaine.

Inscrivez-vous pour recevoir les dernières actualités dans votre boîte de réception.

Conformément à la loi 09-08 promulguée par le Dahir 1-09-15 du 18 février 2009 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel, vous disposez d'un droit d'accès, de rectification, et d'opposition des données relatives aux informations vous concernant.

Afficher plus
Bouton retour en haut de la page