Santé

C’est mon histoire : « Ma fille est no kid, no sex, no tout ! »

« Je ne veux pas vivre comme toi ! »

« Comment ça, tu ne veux pas de bébé même après ? » Nous étions à table un dimanche et Priscilla nous expliquait à quel point elle n’avait jamais ressenti le désir d’enfant, à quel point cette vie-là ne l’avait jamais fait fantasmer. Je me souvenais pourtant d’elle, à l’âge de 6 ou 7 ans, qui passait des heures à dorloter ses poupons, petite mère dans son monde imaginaire. Aujourd’hui, elle en avait 24 et semblait très loin de tenter l’expérience. « Tu verras plus tard, c’est une question de rencontre », ai-je répété, espérant secrètement qu’elle change d’avis. Mais pour elle, c’était tout vu : « La reproduction de l’espèce humaine est totalement has been, lança-t-elle au moment du dessert. Faire vivre un enfant sur cette Terre poubelle, dans ce monde de violence n’a aucun sens ! On est trop nombreux ! Quel avenir lui offrirai-je ? »

Ce discours, elle nous l’avait déjà tenu auparavant. Mais c’était la première fois qu’elle y mettait autant de cœur. Son optimisme me faisait froid dans le dos. Elle ajouta : « Je ne veux pas vivre “à l’ancienne” comme Papa et toi. » Moi qui pensais être une femme moderne, je fus contente d’apprendre que ma fille me voyait soumise, écrasée sous le poids de la charge mentale. Elle m’avait toujours reproché de tout gérer à la maison en plus de mon travail. Son père était souvent absent, en déplacement aux quatre coins du monde pour le boulot, mais il était loin de se tourner les pouces niveau répartition des tâches. Je le lui ai rappelé et expliqué que chaque couple définissait son propre équilibre.

Mais Priscilla s’en moquait, elle ne voulait surtout pas faire comme nous. Pas se marier, pas avoir d’enfants, pas mettre sa carrière entre parenthèses, pas être dans la finance comme son père, pas partir en vacances « dans des clubs bondés aux buffets gargantuesques »… Notre fille était en mode crise d’ado. À l’écouter, nous étions les fervents représentants d’une génération responsable d’à peu près tout : la pollution, le capitalisme effréné, l’inégalité des sexes.

« À son âge, ma préoccupation était d’entrer au Palace ! »

« Tu finiras toute seule avec ton chat », conclut son frangin de 17 ans, encore loin de ces préoccupations, alors que la discussion tournait au vinaigre. Le côté donneuse de leçons de Priscilla était assez insupportable. Elle ne rejetait pas seulement son modèle familial. Toute la société l’indignait. Elle ne votait pas – « pour quoi faire, ça ne changera rien » – et voyait le monde de l’entreprise comme « une concentration des inégalités et du patriarcat », ce qui n’était pas motivant pour elle, pauvre chérie, qui cherchait un job après son stage de fin d’études de commerce. Et si je lui parlais d’hommes, d’amoureux potentiels, elle citait Mona Chollet et dénonçait leur virilité triomphante. Priscilla était célibataire et fière de l’être ! Je ne savais même pas si elle avait déjà vu le loup… ou la « loute » d’ailleurs – je n’en savais rien puisqu’elle ne nous présentait personne. Heureusement, malgré son cynisme, elle restait très agréable à la maison. On échangeait beaucoup, des idées autant que d’immenses câlins encore. Elle avait conservé un côté immature en dépit de ses grandes théories. Et, si on ne s’occupait pas d’elle, elle râlait. Bon, si on s’occupait trop d’elle, elle râlait également. Priscilla sortait peu, passant son temps sur notre canapé ou dans sa chambre à chatter sur les réseaux, à lire ou à écrire. Elle rêvait de devenir autrice. Avec mon mari, nous la poussions vers un métier un peu plus « classique », en tout cas moins crève-la-dalle, ce qui devait, à ses yeux, renforcer notre côté old school. Priscilla était en phase avec ses idées « no futur ». C’est moi qui ne l’étais pas. Sa désillusion m’inquiétait. Je comprenais que cette génération avait grandi dans un contexte anxiogène entre la crise sanitaire, l’urgence climatique, #MeToo… mais quand même ! Où était passée la légèreté inhérente à tout vingtenaire ? J’étais d’un naturel très positif et j’avais du mal à saisir cette noirceur assumée. Dans les années 1980, à son âge, ma seule préoccupation était de parvenir à entrer aux Bains Douches ou au Palace ! Je passais mon temps à faire la fête et à découvrir l’amour. On était pourtant au cœur des années chômage et sida. Je trouvais ma fille trop sage et pas assez ancrée dans la vraie vie. Je craignais qu’elle passe à côté de sa jeunesse et se construise de travers. Je ne voulais pas qu’elle finisse seule avec son chat. La secouer est donc devenu mon objectif numéro un, quitte à devenir un coach un poil relou. Pour moi, c’était en vivant, en prenant des risques, qu’elle sortirait de son désenchantement. Alors, je ne la lâchais pas. Pour trouver un job, pour sortir, pratiquer du sport, faire des rencontres… Je l’incitai à s’inscrire sur des applis. « Tout le monde fait ça, ma chérie ! » J’essuyais de longs « C’est bon, Mamaaan… » En fin de journée, nous avions pris l’habitude de faire un jogging ensemble dans le bois, à côté de chez nous. Un moment privilégié. Je la remontais comme un ressort, comme Rocky Balboa. Recherche d’emploi, couple, parentalité, écologie, tous les sujets y passaient. Je lui racontais mon expérience, mes lectures, surtout je lui disais qu’elle pouvait changer le monde, qu’il ne tenait qu’à elle de faire bouger les choses. Priscilla m’écoutait. Et n’en faisait qu’à sa tête.

« Je me laisse le temps, tu vas me lâcher ? »

Elle trouva un job dans une petite maison d’édition de livres bio pour enfants. Nous aurions préféré qu’elle intègre un grand groupe, mais c’était un bon début. Allait-elle enfin prendre son envol ? Pas forcément quitter la maison – bien que de la voir zoner dans mon salon le soir commençait à m’exaspérer – mais expérimenter un peu plus la vie ? Pour accélérer les choses, je l’avoue, il m’est arrivé de lui organiser des coups discrétos avec les garçons de nos copains, en les invitant également à nos dîners. Un soir, je l’ai envoyée faire la tournée des bars avec le fils d’une collègue américaine fraîchement débarqué à Paris. « Mais si, allez chérie, il est charmant ! » ai-je insisté devant tout le monde à la fin du repas avec un petit coup dans le nez. Mon mari me fusillait du regard. Priscilla aussi. « Tu crois que je n’ai pas vu ton petit manège, s’énerva-t-elle le lendemain. Je ne suis pas toi, Maman. Je n’ai pas besoin de mecs, de sexe, ni même de bébé pour exister ! » Elle continua furieuse : « Si je te dis que j’aime autant les filles que les garçons, que j’ai testé les deux et qu’aujourd’hui je me laisse le temps de tomber vraiment amoureuse, tu vas me lâcher ? » J’étais séchée. « J’ai 24 ans, je n’ai pas de plan de carrière, je ne sais pas où je vais et je vis très bien avec ça, OK ? » Je me sentais nulle. J’avais la sensation d’avoir pénétré son jardin secret sans y avoir été invitée. Je m’en voulais de l’avoir poussée à me faire sa confidence sans avoir attendu le moment qu’elle aurait choisi. Le « de-quoi-tu-te-mêles-franchement » de mon mari m’acheva. Je n’avais pas su écouter ma fille, aveuglée par mes propres critères de bonheur. Et les siens dans tout ça ? « Pardon mon ange, pardon. » Il était temps de lâcher mes stéréotypes. Je ne serai peut-être jamais grand-mère et alors ? Priscilla finira peut-être seule avec son chat mais si elle est heureuse ? Une chose était sûre et ça me rassurait, elle avait la vie devant elle.

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