Santé

C’est mon histoire : « Avocate, je suis devenue conteuse »

UN MÉTIER PASSIONNANT MAIS ÉREINTANT

Sur le quai de la gare, je laisse passer trois trains pour Paris. Je ne les vois pas tant je suis concentrée et galvanisée par la défense acharnée de mon client. Sur cette affaire de famille que je viens de plaider, je suis investie à 200 %. J’adore mon métier d’avocate. Généraliste dans un cabinet de spécialistes, je reçois avec le cœur des clients qui me parlent de leurs émotions, de leurs blessures et de leur vie. Revêtir la robe me donne des ailes : j’ai le droit d’être écoutée, plaider me transcende. Je parle de souffrances et d’injustices aux juges, les yeux dans les yeux. Mais en tant que collaboratrice dans un cabinet, je ne bénéficie pas du droit du travail. Je peux être virée, même enceinte ou malade. Face à un premier employeur au bord de la liquidation qui refuse de me payer, je dois trouver un article de loi peu usité pour obtenir mes honoraires. Un autre avocat me recrute en me prévenant que dans son cabinet je travaillerai quatre fois plus qu’ailleurs. En arrêt maladie pour burn-out, je reviens au bout d’une semaine tant il me met la pression. Je ne tiens pas. Je dois absolument me reposer. J’en accepte les conséquences. Virée. Après trois ans intenses, faute de trouver un poste de juriste dans une association humani- taire, je trouve un job alimentaire à temps partiel qui ne me prend pas la tête, ni ne me tient éveillée la nuit. Par le hasard de belles rencontres et par passion pour les récits, je commence à devenir conteuse, j’y consacre de plus en plus de temps. Et j’adore ça.

« RACONTE-MOI UNE HISTOIRE »

Entre les contes et moi, l’histoire d’amour dure depuis longtemps. Lorsque je vais voir Mamette, ma grand-mère paternelle, elle poursuit la lecture d’un livre entamé la fois d’avant en y mettant joliment le ton. Mon père me raconte le naufrage du père de ma mère, Jean de la Frousse : parti à 12 ans pêcher la morue au large de Terre-Neuve, il est resté dans l’eau glaciale trois jours et trois nuits avant d’être sauvé par un navire norvégien. À force de lui réclamer cette histoire, mon père l’enregistre sur une cassette où on l’entend dire « Et les vagues étaient hautes, hautes comme des… » Et moi de compléter avec ma voix de toute petite fille : « Hautes comme des maisons ! » Cette cassette, je l’écoute le soir pendant des années. Ce gamin de 12 ans à deux doigts de mourir qui s’en sort me soutient face à mes angoisses d’enfant ballottée parfois par des tempêtes violentes. Son histoire inscrit en moi l’espoir et la détermination à ne jamais baisser les bras. Le mercredi après-midi, mes parents me déposent à la bibliothèque où j’écoute une conteuse et j’emprunte des cassettes de contes qui me font voyager. Je compose mes images, je prête l’oreille à toutes les voix. Dans la cour de l’école, les enfants me demandent de leur raconter des histoires avec l’accent québécois ou marseillais. À aucun moment, je me dis que ce pourrait être un métier.

Petite, je m’imagine bergère. Lycéenne, je m’agace d’une conseillère d’orientation qui me destine à un métier artistique. « N’importe quoi ! » Mon père me pousse vers le droit, la justice. Au cours de mes études, apprendre à monter et à démonter un raisonnement me passionne. Baby-sitter, je garde l’enfant d’une femme qui se trouve être conteuse. Elle m’inclut dans des cercles de contes où tout au long de la nuit chacun relate des histoires – moi aussi, seule ado parmi les adultes. Régine m’ouvre le monde merveilleux de l’invisible et de l’intuition, des sensations et de la sensibilité. J’apprends la vie avec elle. En parallèle de mon activité d’avocate, j’organise des soirées contes sur la péniche de mon ami Gilles. À bout de souffle, je demande à mon nouveau patron de déplacer mes heures pour tout concilier. Il me met vite au pied du mur. « Tu dois choisir. » Je saute dans le vide : je quitte le barreau et, après un court passage par un job alimentaire, je fais du conte mon métier.

JE VEUX DIFFUSER JOIE ET BONNE HUMEUR

J’affine alors ma pratique par quelques formations. Des personnes qui m’ont entendue sur des scènes ouvertes me font venir dans des écoles, des associations et des bibliothèques. Le bouche-à-oreille me donne accès à des publics d’enfants et d’adultes. En tant qu’avocate, j’avais demandé à faire un stage en prison. Conteuse, j’y vais avec l’idée de pousser les murs et de faire voyager ceux qui m’écoutent. Avec mes mots, je veux que surgissent pour les détenus le vent frais, l’odeur du thé à la menthe, le chant de l’oiseau sur la branche, la lumière qui fait vibrer l’eau d’un lac. Un grand gaillard de 17 ans, enfermé pour un braquage à main armée, m’écoute en suçant son pouce. J’adapte le récit en fonction du public qu’il faut embarquer comme on tire un bateau sur un chemin de halage, selon la formule de Michel Hindenoch, un conteur renommé : au début, c’est lent, puis il vous suit sans effort. Selon le proverbe, « ce qu’on dit avec le cœur touche le cœur. Ce qu’on dit avec la bouche n’atteint que les oreilles ». Avec mes mots, je fais miens des contes traditionnels. Je raconte aussi l’histoire de mon grandpère, jeune pêcheur naufragé, sur lequel j’ai mené l’enquête.

J’AI LA VIE QUI ME CORRESPOND

Aujourd’hui, j’ai la chance d’exercer un métier qui nourrit mon âme. Car j’ai enfin lancé ma petite fabrique de contes ! Partager mes histoires est un moment hors du temps, précieux par la convivialité et la complicité avec le public que j’accueille dans mon univers. Pour les tout-petits, je suis beaucoup dans la gestuelle et l’expressivité sans gagatiser. Je prends une « douche psychologique » pour irradier du calme, de l’ouverture et de l’amour. Je sculpte le silence pour faire résonner une parole ou une émotion. Il faut que par le rien les enfants sentent qu’un moment intense va commencer. Après le spectacle, certains viennent spontanément m’embrasser. Dans les mêmes histoires contées aux plus de 7 ans et aux adultes, chacun puise à des niveaux différents. Toujours soucieuse de justice, j’apprécie de conter dans des foyers pour parents et enfants en grande difficulté ou des quartiers abîmés par les trafics de drogue où je veux diffuser de la douceur et de la joie, de la pétulance et de l’humour.

Mon envie d’avoir une famille a été aussi l’une de mes motivations pour cesser d’exercer en tant qu’avocate. Je voulais avoir plus de temps pour mes enfants, aller les chercher à la sortie de l’école, leur donner le bain, les accompagner dans les devoirs et les sorties. J’élève seule ma fille de 14 ans et mes jumeaux de 11 ans. J’ai la vie qui me correspond auprès d’eux, quitte à retravailler quand ils sont couchés pour organiser mes tournées. Même s’il y a eu des tensions dans la soirée, des lectures partagées nous rassemblent tous les quatre. Je leur lis des romans, des « Trois Mousquetaires » à « Harry Potter », des « Voyages de Gulliver » à « Bilbo le hobbit ». Mes enfants sont mon public le plus affûté.

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