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Révision du Code de la famille : la société marocaine est-elle prête à franchir le pas ?

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Le changement rime souvent avec résistance et rarement avec adhésion. Cette affirmation se vérifie encore plus avec la réforme du Code de la famille. C’est dire que rien ne sera gagné d’avance et que la bataille sera rude et doit être menée sur plusieurs fronts. Car entreprendre une réforme de la Moudawana, c’est entreprendre une remise en question des mentalités, ébranler beaucoup de certitudes et réveiller des craintes latentes longtemps enfouies dans l’imaginaire collectif. Il est clair donc que cette réforme, ô combien salutaire, ne se fera pas sans remous et surtout elle ne se fera pas du jour au lendemain. Les sociologues que nous avons interrogés en sont convaincus. Ils affirment que les réfractaires aux changements seront toujours là pour crier haro sur ce projet.

Code de la famille : la réforme tributaire aussi de l’efficacité du système judiciaire

Selon Mohssine Benzakour, psychosociologue et enseignant universitaire, la société marocaine ne sera jamais prête à accueillir à bras ouverts un changement perçu comme perturbateur. «Il y aura toujours une proportion importante qui résistera aux transformations. Et elle sera encore plus prépondérante quand ces changements concernent la femme». Il explique que notre société, dans sa grande majorité récemment urbanisée, conserve une «mentalité rurale conservatrice profondément ancrée dans toutes les classes sociales». De plus, dans l’esprit de la masse, la Moudawana aborde un aspect qui relève plutôt de l’intimité, à savoir la famille, ajoute-t-il. «Il s’agit d’une intervention de l’État dans la vie conjugale et familiale et cela pose problème. Nous avons tous tendance à croire que la famille nous appartient en propre, que nous sommes libres de faire ce qu’on veut chez nous. Or la réalité sociale est autre : il y a aussi la religion, la loi, les finances… qui entrent en ligne de compte», relève le psychosociologue.

De son côté la sociologue Soumaya Naamane Guessouss estime qu’«il y a bien une partie de la population qui est prête à franchir ce nouveau cap, mais l’autre partie, la plus grande, ne l’est pas encore». Et d’ajouter : «Notre société est remplie de paradoxes. Nous avons accompli des avancées importantes dans tous les domaines, mais il reste beaucoup de réticences, surtout quand il s’agit de faire évoluer les droits des femmes». Cela n’empêchera pas pour autant le processus d’avancer, dit-elle, précisant que même si la grande majorité n’est pas encore disposée à accepter une refonte audacieuse du Code de la famille, il serait plus judicieux de bousculer les mentalités que d’attendre que celles-ci changent au risque de devoir patienter longtemps. L’idée est de miser sur l’effet d’entrainement que produirait la réforme. «C’est aux citoyens de s’adapter graduellement, mais il faut que la réforme soit accompagnée d’un programme de sensibilisation, d’information et de communication», insiste la militante féministe.

La révision à l’épreuve de «l’hypocrisie sociale»

Le sociologue Fouad Belmir rappelle pour sa part que le changement social est le changement le plus difficile à opérer. «C’est un travail de longue haleine qui demande une grande préparation», souligne-t-il. Et ce travail est encore plus ardu quand il s’agit de bouleverser les codes d’une société masculine par excellence comme la nôtre. «Même l’élite, qui se veut progressiste, conserve au fond d’elle une culture traditionaliste profondément ancrée», analyse-t-il.

Pour Soumaya Naamane Guessous, cela s’appelle de «l’hypocrisie sociale». C’est l’expression qui désignerait le mieux, selon elle, un contexte où les valeurs présentes dans les discours sont moins respectées dans les pratiques. La sociologue relève par ailleurs que les résistances ne sont jamais aussi fortes que lorsqu’il s’agit de conserver les privilèges. «Il y a bien une partie de la population qui est très ouverte au changement. Mais la masse n’est ouverte qu’aux changements qui ne touchent pas à ses privilèges», assène la militante. «Il y a en effet une sorte d’hypocrisie sociale qui prévaut, comme quand il s’agit de changer certaines dispositions de la loi, à l’exemple de celle relative à la dépénalisation des relations adultérines. On trouve ainsi des hommes qui entretiennent des relations extra-conjugales, mais qui sont contre la suppression de l’article 490, lequel criminalise les relations sexuelles hors mariage !» s’étonne-t-elle. «On trouve aussi des Marocains qui se disent “progressistes”, mais qui sont contre tout changement dans le système de l’héritage, alors qu’ils ne pratiquent même pas la prière qui est, faut-il le rappeler, l’un des 5 piliers de l’Islam. C’est dire que la carte du “haram” est toujours brandie quand cela touche aux intérêts et privilèges», lance-t-elle, sur un ton sarcastique.

La Commanderie des croyants, garante d’une réforme équilibrée

Globalement, la composition de notre société n’est pas faite pour arranger les choses. «La société marocaine ressemble à une mosaïque. On y trouve de tout : des conservateurs, des conservateurs-rétrogrades, des progressistes-modernistes, des progressistes-conservateurs, des libéraux…», énumère Mohssine Benzakour. «Il y a même des conservateurs qui deviennent modernes et des modernistes qui deviennent conservateurs quand cela les arrange», renchérit Soumaya Naamane Guessous, acerbe. Ce brassage crée en fait des tiraillements qui divisent plus qu’ils ne produisent une dynamique vertueuse. «En gros, notre société est tiraillée entre deux cultures : une culture conservatrice, qui veut garder un statut de la femme qui ne colle pas avec l’évolution de la société mondiale, et une culture moderniste qui veut se calquer sur l’Occident», résume Fouad Belmir. Le juste milieu étant toujours la meilleure option, l’enjeu principal selon lui serait de moderniser les structures traditionnelles tout en veillant à ce que cette modernisation soit compatible avec les valeurs de la société marocaine.

D’après lui, résistances ou pas, le nouveau Code verra bien le jour et sera plus adapté au contexte actuel. Cependant, il précise qu’on ne devrait pas s’attendre à des dispositions révolutionnaires, et encore moins à des mesures qui iront à l’encontre des principes de la religion et la culture marocaine. «Fort heureusement, le Maroc a la chance d’avoir l’Institution de la Commanderie des croyants qui se place entre ces deux courants pour garantir une Moudawana plus moderne que celle de 2004 tout en veillant à maintenir la cohésion et la paix religieuse et sociale», se réjouit le sociologue. «S.M. le Roi Mohammed VI, Commandeur des croyants, fait en sorte que la société marocaine se modernise tout en conservant son cachet culturel et en respectant les préceptes de la charia», insiste-t-il.

Une société qui bouge par ses femmes et ses jeunes

«Aujourd’hui, il ne fait aucun doute qu’au bout de 20 ans, il est grand temps d’opérer des changements dans cette Moudawana pour qu’elle puisse être au diapason de l’évolution de la société marocaine. Car celle-ci évolue bel et bien, peut-être pas à la vitesse souhaitée, mais c’est une société qui bouge» , soutient Fouad Belmir. Cette idée est partagée par Soumaya Naamane Guessous qui confirme que la société marocaine a bien évolué, surtout sa composante féminine qui a fait de gigantesques pas en avant. «Les femmes marocaines sont aujourd’hui des citoyennes à part entière dont on peut être vraiment fier. Elles sont dans la modernité et revendiquent des relations équitables avec les hommes. Par contre, ces derniers sont restés un peu à la traîne», souligne-t-elle.

Pour aller plus loin dans le changement, la sociologue place ses espoirs dans la jeunesse qui va construire la société de demain. «Cette population de jeunes, très connectée, a une perception très différente de celle des parents. Elle est très exigeante et a même des rêves disproportionnés par rapport à sa réalité. Cette nouvelle génération est plus dans le respect de la femme, dans la recherche de la communication et dans un partage plus équitable des rôles», affirme la militante. «Les filles deviennent aussi de plus en plus exigeantes, même quand elles sont analphabètes ou habitent dans les campagnes. Il ne faut pas oublier que plus de 80% des Marocains de plus de 5 ans sont connectés. Ils ont de ce fait une fenêtre ouverte sur le monde. Ils savent où ils veulent en venir même s’ils n’ont pas toujours la chance d’y arriver», ajoute-t-elle.

Communication et sensibilisation contrer l’instrumentalisation et la récupération

La révision du Code de la famille peut faire l’objet d’une instrumentalisation dangereuse, alertent nos sociologues. «Chaque courant cherchera à exploiter la situation en présentant les choses à sa manière. D’ailleurs, on l’a déjà constaté sur les réseaux sociaux avec les voix conservatrices qui annoncent que la femme sera le nouveau chef du foyer, que l’homme va perdre toute autorité et que ses acquis financiers seront en danger… La partie progressiste quant à elle vend le rêve d’une femme marocaine qui possède tous les pouvoirs», signale Mohssine Benzakour. «À mon avis, il est impératif que les spécialistes (légistes, sociologues, religieux, hommes de droit…) interviennent pour tranquilliser les esprits et dépassionner les débats. C’est le seul moyen d’opérer un changement serein et lucide. Autrement, ce sera la surenchère de toutes parts. Et c’est la voie ouverte à tous les dérapages», prévient l’expert.

Abondant dans le même sens, Fouad Belmir insiste également sur la nécessité de déployer des efforts d’information et de sensibilisation, portés notamment par toutes les institutions de la socialisation (écoles, mosquées…), pour préparer la société à accepter le changements et éviter ainsi tout amalgame ou récupération idéologique de ce projet. «C’est une communication claire avec la masse qui fait défaut aujourd’hui», relève de son côté Soumaya Naamane Guessous. «Il y a une forte présence des obscurantistes dans les médias privés et les réseaux sociaux, mais très peu de progressistes susceptibles de contrebalancer leur discours. D’ailleurs, c’est à l’État de rétablir l’équilibre, de déconstruire les fausses informations et d’expliquer aux populations réticentes pourquoi il est aujourd’hui nécessaire de mener des réformes profondes», estime-t-elle.

Mohssine Benzakour conclut en attirant l’attention sur un aspect qu’il considère comme plus important que l’amendement des dispositions de la Moudawana. «Ce qui va assurer la stabilité de la famille va au-delà des amendements, car on trouvera toujours le moyen de contourner la loi», note-t-il. «Ce qu’il faut à la base, c’est instaurer l’orientation avant le mariage, parler de médiation et de gestion des conflits, encourager le management des contraintes familiales tout le long de son cycle de vie et dans tous ses aspects : les finances, la famille élargie, les patrimoines, les enfants…», recommande le sociologue.


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