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Amour, séduction : les ados d’aujourd’hui sont-ils plus libres qu’avant ?

Comment s’aime-t-on, aujourd’hui, en France, quand on a entre 15 et 20 ans ? Quels sont les codes, les craintes et les espoirs des jeunes de 2023 ? Ce sujet, à la fois sen­sible et passionnant, la sociologue Isabelle Clair s’y inté­resse depuis plus de… vingt ans ! L’enquête de cette direc­trice de recherche au CNRS a commencé au début des années 2000, lorsque, alertée sur le phénomène glaçant des « tournantes », elle a voulu comprendre l’ordinaire des relations entre les garçons et les filles dans les cités. Plus tard, elle est allée dans la Sarthe rencontrer des enfants d’ouvriers ou d’agriculteurs. Enfin, elle a voulu savoir comment se passait l’entrée dans la vie amoureuse des collégiens ayant grandi dans des familles parisiennes privilégiées. Ils sont déroutants, ils sont touchants, ce sont nos enfants… Les écouter parler d’amour est fascinant !                

ELLE. Les jeunes que vous avez rencontrés ont entre 15 et 20 ans… Pourquoi cette tranche, précisément ?

ISABELLE CLAIR. Parce que les « choses sérieuses », qui ont donné le titre de mon livre, commencent en milieu de collège. À partir de 14 ans, si l’on n’a pas d’amoureux ou d’amoureuse, on se dit « célibataire », ce qui n’est pas le cas avant, où c’est normal de n’avoir personne. Certes, il y a ces « petits couples » du primaire, mais ils sont rares et n’ont rien à voir avec la véritable entrée dans la sexualité. Mon sujet d’étude portait sur ces premières « vraies » histoires, celles qui, même si elles ne durent que trois jours, annoncent la vie d’adulte.              

ELLE. Tout se joue avant 15 ans, en somme ?

I.C. Quand même pas ! Mais, en fin de quatrième, les filles sont censées avoir eu des marques d’intérêt de la part des garçons, et eux, avoir pris des initiatives envers les filles. Pour ceux qui n’ont rien eu du tout, ça devient comme un manque. Cet âge est une sorte de ligne de départ vers la mutation attendue de la fille en femme et du garçon en homme.                

ELLE. Pourtant, les premiers « vrais » rapports sexuels, c’est toujours officiellement à 17 ans ?                

I.C. Oui, toutes les enquêtes disent que ce sont à peu près les mêmes chiffres que dans les années 1960. Ce qui a changé, c’est que l’âge des filles s’est rapproché de deux ans de celui des garçons. Ce qui arrive également plus tôt aujourd’hui, c’est l’entrée dans ce qu’on pourrait appeler le flirt : baisers profonds et caresses. On a toujours l’impression que la société avance vite, mais, dans la pra­tique, les choses bougent très doucement.               

ELLE. Malgré l’avancée du débat médiatique, vous écrivez que l’homosexualité reste taboue à l’adolescence, mais pas de la même façon pour les filles et les garçons…

I.C. C’est surtout vrai au collège, où tous les garçons que j’ai rencontrés restaient dans le placard au moins jusqu’à la troisième. Au lycée, où les choses sont mieux acceptées – on a le droit de s’habiller de façon plus exubérante, c’est même assez bien perçu, au moins dans les filières littéraires –, aucun des garçons homos que j’ai rencontrés n’affichait ouvertement son couple à l’école, et ce, même dans les milieux bourgeois où le discours de « gayfriendliness » est dominant (l’homophobie se rencontre partout, mais n’est pas affichée de la même façon). Pour les filles, c’est différent : expérimenter, se décrire fluide est plus valorisé. Mais gare à celles qui se déclarent officiellement lesbiennes. Pour qu’on leur fiche la paix, il faut que ça reste une parenthèse, pas une identité.                

ELLE. Vous avez été frappée par le fait que tous ces jeunes rêvent d’être « en couple » ?                

I.C. En effet, j’ai été étonnée de voir à quel point la « norme conjugale » [traduire : le fait que l’on attende des gens qu’ils soient deux, ndlr] se met en place tôt : elle ne concerne pas que les trentenaires, loin de là ! Pour les jeunes, il y a un intérêt à pouvoir parader en couple, ne serait-ce que quelques jours : pour les filles, ça offre la preuve qu’on est bien désirée par quelqu’un, et pour les garçons, qu’ils désirent les filles.               

ELLE. Votre enquête démontre en effet une chose qui donnera sans doute aux féministes et à tous les progressistes envie de pleurer : en 2023, la grande trouille d’une ado fille, je cite, c’est de passer pour une « pute », et pour un garçon, de passer pour un « pédé »…

I.C. Oui, je reconnais que l’enquête en sciences sociales est toujours un peu déceptive… Souvent, on a l’impression qu’il y a de gros changements sociétaux en cours, mais, quand on va dans la vie des gens, c’est moins glamour ou tranché que ce que l’on aimerait, tant les interdits sont intériorisés ! Aujourd’hui, on souhaite toujours une certaine réserve de la part d’une fille et de la puissance de la part d’un garçon… Que ça nous fasse plaisir, à nous, les adultes, c’est un autre sujet ! Mais des choses bougent quand même. Dans la plupart des milieux où j’ai enquêté, l’obligation de virginité pour les filles au mariage n’a plus cours, par exemple.

« On a toujours l’impression que la société avance vite. Mais, dans la pratique, les choses bougent très doucement. »

ELLE. Oui, mais si les injonctions ont changé, elles restent très puissantes, surtout pour les filles, non ?                

I.C. C’est vrai qu’on attend qu’elles alignent des sentiments, de la sexualité et de la conjugalité en même temps. Aujourd’hui, une fille a le droit d’avoir eu plusieurs expériences, mais pas de multiplier les « copains », c’est-à-dire ceux avec qui elle forme un couple, même bref. Sinon, on dira cette expression désuète que j’ai souvent entendue : « Elle change de mec comme de chemise. » Or, traiter les garçons comme des objets, c’est le danger de passer pour une pute. Quand on entend : « Elle ne se respecte pas », il faudrait traduire : « Elle ne respecte pas… les garçons. » Mais celles qui n’ont pas du tout de sexualité sont mal vues elles aussi. Et pour les garçons, ce n’est pas simple non plus, même s’ils ont davantage le droit de « jouer », ça participe de leur puissance sociale. Mais ils ont le devoir de prendre des risques, des initiatives envers les filles, ce qui est encore plus difficile à 15-20 ans ! Le risque de passer pour dominé par sa copine est lourd socialement. C’est difficile pour tout le monde, la peur est en embuscade à chaque étape… et il n’existe pas de manuel !              

ELLE. Vous écrivez que le pouvoir est au cœur du couple… dès 15 ans ?              

I.C. Ce phénomène, qui concerne tous les âges, n’est pas identifié par les jeunes, mais, dès le départ, il est là. Depuis qu’on est libre de choisir son partenaire et que le sentiment amoureux est – supposé être – au centre du couple, on se remet à l’autre, et on attend de lui ou d’elle de se « remettre » aussi. Or, là où il y a une attente de réciprocité, l’insatisfaction peut naître. Même sans cohabitation, on peut s’accrocher très vite sur des histoires de téléphone portable, de choix des loisirs, d’agenda : le temps passé avec les amis est-il ou non du temps volé au couple, c’est un sujet crucial, même à 18 ans.             

ELLE. Est-ce que l’on tombe amoureux de ses semblables à 15-20 ans ?                

I.C. Oui. À tous les âges, l’homogamie [choisir un partenaire du même milieu que soi] est très forte, et encore plus peut-être chez les jeunes, qui sont, par définition, plus enclavés, donc moins susceptibles de faire des rencontres hors de leur espace : leurs premières histoires sont corrélées à l’expérience scolaire.               

ELLE. Entre le moment où ils « sortent » ensemble et celui où ils font l’amour, y a-t-il des codes ? Qui décide quand ?

I.C. Les filles. Et lorsque c’est leur première fois, la grande question, c’est : « Suis-je prête ? » Les garçons doivent attendre, ça fait partie du jeu. Parfois, ça « tue » même l’histoire dans l’œuf si ça dure trop longtemps. Dans les milieux populaires de la campagne, où les filles entrent plus tôt dans la sexualité, vers 15 ans, certaines m’ont dit : « Je regrette, c’était trop tôt, et pas le bon mec, j’ai l’impression d’être une pute. » Preuve que les jugements les plus sévères sont souvent auto-infligés.                                                                                      

ELLE. Quel regard ces jeunes portent-ils sur le couple formé, ou pas, par leurs parents ?                 

I.C. Plutôt respectueux dans les milieux modestes, campagnes ou cités : les conditions de vie y sont plus difficiles, et la famille y est davantage une valeur refuge. Dans la bourgeoisie culturelle parisienne, où la plupart des parents sont séparés, j’ai rencontré une majorité de jeunes dubitatifs vis-à-vis des couples adultes. Ils les jugeaient davantage qu’ailleurs.              

ELLE. Parmi les découvertes du livre, figure la cote des racailles envers les jeunes, filles ou garçons, de tous milieux…

I.C. Cela m’a étonnée, car cette figure du « mec de cité », qui, dans l’imaginaire de certains adultes, est une figure machiste, a traversé tous mes terrains d’enquête comme une constante, positive au moins jusqu’à la fin du lycée. Aujourd’hui, le rap est la première musique écoutée partout, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans. Et celui qui en est le symbole incarne le danger, la puissance et le style. Dans les esprits, c’est l’hétéro au-dessus de tout soupçon. Un vrai mec, respecté de tous les collégiens… car c’est le fantasme de beaucoup de collégiennes.                

ELLE. Est-ce que, finalement, vous ne sortez pas déprimée de ces vingt ans d’enquête, d’où il ressort que les vieilles normes sont toujours, et peut-être plus que jamais, la règle ?              

I.C. [Rires.] Je vous le disais, les sociologues peuvent constater, analyser, mais ils ne sont pas là pour juger leurs sujets d’études ! Et au fil de ces deux décennies, j’ai entendu tant d’histoires touchantes et étonnantes, rencontré tant de jeunes incroyables de force et de maturité que je ne peux que me féliciter d’avoir dédié tant de temps à l’amour, un sujet peu prisé de mes confrères.                

« Les choses sérieuses, enquête sur les amours adolescentes », d’Isabelle Clair (éd. Seuil).

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