Santé

C’est mon histoire : « Comment j’ai renoué avec ma soeur »

« Tout en elle m’était étranger »

Du plus loin qu’il m’en souvienne, je ne me suis jamais entendue avec ma sœur. Ni complicité ni envie d’établir un quelconque lien. Tout en elle m’était étranger, m’horripilait. Peut-être parce que son entrée dans ma vie avait mal débuté. J’avais 4 ans, deux frères aînés et un cadet, et, ma mère ayant peu pris de poids pendant ses grossesses, je ne m’étais pas aperçue qu’elle était enceinte. D’ailleurs, elle n’en avait rien dit. Aussi, quand elle est partie un jour, et revenue à la maison cinq jours plus tard avec un bébé en nous disant : « Voilà votre petite sœur, elle s’appelle Corinne », je m’étais cachée sous la table. Je ne voulais pas la voir, et je me souviens avoir dit à ma mère : « Tu la ramènes quand ? » L’effet de la jalousie sans doute, et la peur inconsciente de perdre ma place d’unique fille dans cette fratrie de garçons, et surtout de chouchoute de mon père. Alors, cette petite sœur sortie de nulle part – j’ai utilisé longtemps ce démonstratif impersonnel quand je parlais de Corinne et, aujourd’hui, le réaliser me fait mal –, je n’en voulais pas. Et d’ailleurs d’où sortait-elle avec ses yeux verts alors que nous avions tous les yeux marron ? Pourquoi était-elle la seule des cinq enfants à être née à la clinique alors que nous avions tous vu le jour chez mes grands-parents ? J’ai souvent pensé qu’elle avait été échangée à la naissance, comme dans « La vie est un long fleuve tranquille ». De toute façon, il fallait qu’elle reparte très vite. Ce ne fut pas le cas et, le temps passant, elle m’est devenue de plus en plus insupportable.

Elle était mon boulet, ou plutôt c’est ainsi que j’avais décidé de la considérer. La semaine, il fallait que je revienne déjeuner à la maison pour m’occuper d’elle et de mon petit frère, moi qui rêvais de retrouver mes copines à la cantine. J’avais l’impression que, bébé, elle pleurait tout le temps et que, grandissant, elle faisait tout de travers, toujours en retard, turbulente, dans la confrontation, s’entourant de mauvaises fréquentations… Il faut aussi l’avouer, j’étais à l’affût du moindre de ses faux pas, sans doute pour trouver une bonne raison à ce désamour et renforcer le mur que j’avais érigé entre elle et moi. Durant notre enfance et notre adolescence, je l’ignorais autant que je la rabrouais et nos rapports étaient si exécrables qu’un jour où elle m’avait énervée plus qu’un autre – j’avais retrouvé un de mes soutiens-gorge découpé – j’avais failli l’étrangler. Résultat, alors que la maison de mes parents était ainsi faite que Corinne et moi étions obligées de partager notre chambre, mon père a coupé son atelier en deux pour m’y créer un espace. Et, quand à 20 ans j’ai quitté la maison, elle est peu à peu sortie de ma vie, devenant ma sœur invisible. Deux étrangères volontaires. D’ailleurs, quand on me demandait combien j’avais de frères et sœurs, je répondais immanquablement « trois frères ». Ma sœur passait à l’as. Je l’avais effacée, sauf qu’à ma grande déception elle réapparaissait parfois à quelques fêtes de famille. C’était rare, car, mes parents ayant compris qu’il valait mieux ne pas nous inviter ensemble, la plupart du temps elle était absente. Jusqu’à l’enterrement de mon père il y a vingt-deux ans, où, malgré la tristesse des circonstances, il a fallu que nos « retrouvailles » tournent au drame.

Une trêve impossible et pourtant…

Comme elle n’avait pas beaucoup d’argent à l’époque et pas de veste adéquate à porter ce jour-là, ma mère m’avait demandé de lui en prêter une pour l’enterrement. Ce que j’ai fait, pour ma mère. Mais quand elle est arrivée à la maison, expliquant qu’elle venait d’afficher des faire-part de décès de mon père à la boulangerie, la boucherie, la librairie…, mon sang n’a fait qu’un tour. Comment avait-elle pu glisser l’annonce de la mort de notre père au milieu d’autres pour « trouver un chien de compagnie » ou « chercher une baby-sitter » ? Je suis sortie de mes gonds et elle m’a renvoyé ma veste à la figure. Même ce jour-là, la trêve fut impossible. Nous en étions là et, à la douleur d’avoir perdu son mari, ma mère devait endurer celle de voir ses filles se déchirer.

Six mois plus tard, il aurait pu y avoir une accalmie. On m’avait diagnostiqué un cancer du sein et je me revois après mon opération sur mon lit d’hôpital. Son nom s’était affiché sur mon téléphone, elle m’appelait pour prendre de mes nouvelles. J’ai décroché et, presque aussitôt, raccroché après avoir prononcé deux mots : « Merci, au revoir. » Aujourd’hui, je m’en veux tellement. D’autant qu’à la suite de mon opération, j’étais allée voir une psy qui me demandait d’écrire mes rêves. Elle avait bien noté les trois frères dont je lui parlais régulièrement, mais elle avait décelé quelqu’un d’autre : une sœur. Je lui ai alors raconté l’existence de celle que je m’efforçais de faire sortir de ma vie par mon silence. « Dans votre rêve, m’avait-elle dit, votre sœur est très malheureuse. » Elle la voyait comme le « vilain petit canard » qui avait été obligé de tout faire pour exister. Et elle a ajouté : « Vous devriez demander à votre mère si ce dernier enfant était désiré. » Elle avait vu juste et ma mère me confia que l’arrivée de Corinne n’était effectivement pas prévue. Elle n’avait pas souhaité un cinquième enfant. Un morceau du voile se levait, ses turbulences s’expliquaient, et, à ce moment-là, j’ai ressenti une véritable empathie envers ma sœur. J’ai même eu l’envie de lui parler pour la défaire du poids qu’elle avait dû porter inconsciemment. Et puis non ! Nous nous étions tellement enfermées dans nos systèmes, pourquoi déplacer une pièce de ce solide édifice, prendre le risque qu’elle m’envoie promener ? Une possibilité d’embellie chassée d’un geste. J’ai préféré ne rien changer et continuer à ériger le mur toujours plus haut.

« Ma tristesse a englouti la colère »

Seule ma mère s’efforçait de maintenir un semblant de lien, continuant à me donner des nouvelles de ma sœur malgré ma résistance. Peut-être pensait-elle ainsi conjurer les faits ? Peut-être espérait-elle qu’à force d’y croire dans son cœur l’impensable arriverait ? Et il est advenu, le 3 janvier dernier. L’inimaginable s’est produit. Cela faisait deux jours que je veillais ma mère gravement malade, et j’étais persuadée que le pire était proche. Mon frère m’a prévenue que ma sœur nous rejoignait. Immédiatement, j’ai senti mes muscles se crisper. Pas elle, je redoutais que, dans l’état d’épuisement physique et psychique où j’étais, un rien me fasse exploser. Et pourtant, quand j’ai ouvert la porte à Corinne, ma tristesse était telle qu’elle avait englouti ma colère. Corinne et moi avons échangé quelques mots, tranquillement, jusqu’à cette question qu’elle m’a posée avec une douceur infinie : « Veux-tu que je reste avec toi cette nuit ? » Et là, je me suis entendu lui répondre « oui, avec plaisir ». Sans même l’avoir prémédité, j’avais baissé la garde. En prononçant ce mot, plaisir, quelque chose a lâché. La digue s’était brisée, enfin. Une émotion est montée en moi, immense. Je lui ouvrais enfin la porte que j’avais verrouillée à double tour toute ma vie. Par quel miracle ? Peut-être parce que je pensais que ma mère allait mourir et que je lui devais ça ? Pour qu’elle puisse partir tranquille, ses deux filles ensemble autour de son lit de mort ? J’ai eu envie de prendre Corinne dans mes bras mais n’y suis pas parvenue, tant d’années avaient passé sans que jamais nous n’ayons eu un geste l’une envers l’autre. Autour du lit de ma mère, nous avons parlé toute la nuit, de nous, de nos vies, de nos enfants, de notre enfance, de nos douleurs… Nos paroles dans un flot continu, comme deux sœurs. Des mots sans rancœur, ni grief, sans faux-semblant non plus, mais dans une confiance inconnue. Aujourd’hui, je savoure chaque instant, je découvre sa douceur immense, son regard aimant, je regrette ce temps perdu, ma colère qu’elle ne méritait pas.

J’ai 60 ans, et c’est comme si ma sœur naissait à moi pour la première fois, dans un amour incommensurable.

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