Santé

C’est mon histoire : « J’ai enfin accepté ma bipolarité »

En prépa, un premier passage à vide

« Bipolaire ». Quand le psy m’a sorti ça, la première fois, je l’ai pris pour un fou. Oui, c’était lui, le fou, et certainement pas moi. Lui et tous ceux qui sortaient ce mot à toutes les sauces. Lui et cette époque qui avait toujours besoin de nouveaux concepts, et de nouvelles modes pour avancer. Alors, franchement, très peu pour moi. Je ne tomberais pas dans ce panneau-là, je valais mieux que ça. Je suis sortie de son cabinet, j’ai haussé les épaules, et j’ai mis l’idée très loin de moi : je ne pouvais pas être bipolaire. Point. Moi, j’étais le soleil de mes parents, j’avais toujours entendu ça. Moi, j’étais le pilier de la famille. Moi, j’étais la solide, la fiable, et moi, je serais celle qui irait loin, pour tous. J’étais la petite dernière. Au-dessus de moi, une grande sœur à la santé mentale fragile – du plus loin que je me souvienne, elle passait de psy en psy, et de dépression en dépression. Mon frère, lui, était en conflit ouvert avec mon père, et dès qu’il passait à la maison, entre eux, ça partait en torche: les portes claquaient, les murs tremblaient, ma mère pleurait. Alors elle reportait tous ses espoirs sur moi. Contrairement à elle, je devais : faire de bonnes études, décrocher un bon job, voyager tout autour du monde, gagner la vie qu’elle n’avait jamais pu s’offrir. La feuille de route était claire, et au départ je l’ai plutôt bien suivie… Jusqu’à la prépa, où je m’écroule. Une mauvaise note, plus basse, en tout cas, que celle que j’espérais, et je craque – ça paraît idiot, hein ? C’est comme ça : plus goût à rien, et plus envie de me lever le matin. Le médecin me met en arrêt pour trois semaines, et ma mère, cette fois, est aux petits soins pour moi. Elle ne jure que par l’homéopathie et les remèdes de grand-mère, elle m’en gave. En soi, je ne sais pas si ça marche, mais au moins nous avons le temps de nous parler, toutes les deux, en tête à tête. Je lui dis, enfin, cette pression que je ressens. Je lui dis ces études qui ne sont pas faites pour moi, et ce futur dans lequel je ne me projette pas. Les larmes aux yeux, elle est bouche bée, et elle répète : « Ma chérie, je ne savais pas ; comment j’ai pu passer à côté de toi ; je te demande tellement pardon » – et plein d’autres trucs comme ça. Pour la première fois de ma vie, elle me demande ce que j’aime, ce que je veux faire, et de quoi je rêve… Et, au fond, qui je suis.

Un diagnostic long à être posé

La vérité, c’est que je n’en sais moi-même pas grand-chose. Mais je sais que j’ai toujours dessiné. Qu’avec mes crayons je m’exprime. Et que, là, je suis moi. Tout à moi. La feuille est blanche, la pièce est silencieuse: là je m’écoute, là je me protège des douleurs des miens. C’est grâce à cet arrêt maladie, à cette rupture brutale dans le cours bien balisé de mon existence, que j’en prends conscience: virage à 180°, je fais une formation pour devenir illustratrice. Je suis douée, je commence vite à bosser. Et bien. Si bien que, toute pleine d’une confiance nouvelle en moi, j’attire les regards du plus beau mec de la maison d’édition où je travaille. Il n’est pas que beau : il est drôle, il est gentil, il a du talent… Bref, je l’aime. Et il m’aime. Et, je crois, notre couple fait envie. Jusqu’au jour où il fait surtout pitié tellement on se vautre dans le pathétique de la tromperie, des soupçons, des aveux piteux, de l’armoire qui se vide du jour au lendemain… Et moi je sombre, à nouveau. « Maintenant, Marianne, tu arrêtes de t’occuper des autres, tu te prends en charge, et tu vas voir un psy ! » Ça, c’est Lise, ma meilleure amie, fille de psy et folle d’inquiétude. Elle a tapé du poing sur la table, et je crois pouvoir dire aujourd’hui qu’elle m’a sauvé la vie. J’ai la chance de tomber tout de suite sur une psy géniale, avec laquelle je m’entends bien. L’exercice me plaît, je m’y donne à fond, et je comprends: mon histoire, ma place dans la famille, cette lourdeur sur mes épaules, cette sensibilité à fleur de peau, et ces années passées à devoir satisfaire les autres. Les premiers temps, tout s’éclaire, et je respire. Mais ça ne dure pas… Comme tout remonte, tout ce que j’avais passé trente ans à enfouir, au lieu d’aller mieux, je finis par aller plus mal. Beaucoup plus mal. De nouveau, cette envie tenace de passer l’intégralité de la vie qui me reste sous ma couette – « comme dans un tombeau », me répétais-je à l’époque… Sauf que ma psy ne me laisse pas faire. Et qu’elle m’envoie illico chez un psychiatre, pour un complément médicamenteux au travail que je fais chez elle. Elle et lui en sont convaincus : je fais une dépression. Je leur fais confiance, je prends scrupuleusement mon traitement, et peu à peu je remonte à la surface. Bientôt, la meuf canon qui surfe sur toutes les vagues sans jamais tomber à l’eau, c’est moi. 

Un crise d’angoisse révélatrice

Je pète le feu. Je bosse comme une dingue, je fais la fête tous les soirs, mes nuits sont très, très courtes, mais ça va : je suis si peu fatiguée que je trouve l’énergie de passer tous les jours à la salle de sport. Mon corps se muscle, il est tonique, et dans ma tête, tout va très vite : j’ai mille idées à la minute. J’épuise mes proches, mais j’épate les autres: je suis un pur produit de la société de performance qui est la nôtre. Alors, évidemment, j’arrête d’aller voir ma psy – les thérapies, c’est pour les fragiles, je ne le suis plus, je suis méga-forte. Je tiens deux ans à ce rythme-là et puis, un soir, je crois mourir : sentiment d’oppression dans la poitrine, je ne parviens plus à respirer, je file aux urgences. Mais je n’ai rien. Une crise d’angoisse, apparemment… Suffisamment forte pour que, dès le lendemain matin, je rappelle ma psy, piteuse. Elle me reçoit vite, et vite m’adresse de nouveau à un confrère, pour faire, cette fois, un bilan plus poussé de mon état mental. Troubles alimentaires ? Oui, j’ai eu, adolescente. Anxiété ? Oui, souvent. Dépression, burn-out, je coche toutes les cases et le diagnostic ne met pas longtemps à venir: je serais bipolaire… Au départ, donc, je rejette l’idée. Mais ça ne tient pas longtemps. Au fond, je sais. Bipolaire, je connais. Ma grand-mère, et ma grand-tante, que j’adorais, l’étaient. La première avait fini par se suicider et ce souvenir commence à me hanter : alors c’est ça, qui se profile, pour moi? Ce jour-là, sur le divan de ma psy, mes larmes ne s’arrêtent pas de couler. Des hoquets, plutôt, tellement j’ai peur, à la fois… « Calmez-vous, me répond doucement ma psy. Toutes les bipolarités ne se ressemblent pas. Bien accompagnée, vous pouvez tout à fait mener une vie normale, vous savez?» Non, je ne savais pas. Mais je vais m’y employer. Ce jour-là, et pour la première fois depuis longtemps, je suis rentrée chez moi soulagée. Prête à faire la paix avec moi-même. Mes hauts, très hauts, et surtout mes bas, très, très bas, je pouvais les relier, et les relier à moi. J’étais comme ça aussi parce que j’avais hérité d’une saloperie. Mais cet héritage, j’allais pouvoir m’en défaire en partie. Parce que, contrairement aux autres femmes de la famille, je vivais à une époque où on pouvait parler. Et où on savait faire. La maladie mentale ne fait plaisir à personne, et elle fait même peur à tout le monde, mais, peu à peu, je l’apprivoise. J’apprends à vivre avec. J’ai encore un peu de mal à dire « je suis bipolaire » – j’appréhende toujours de faire fuir mon interlocuteur, mais au moins, dans les phases de moins bien, j’arrive à dire : « Ça, je ne vais pas y arriver», à ne pas faire, et à ne pas m’en vouloir. En fait, ce diagnostic m’a libérée : aujourd’hui, je suis douce avec moi. 

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