Santé

Allô Giulia ? « J’ai eu une relation forcée avec mon meilleur ami »

« Chère Giulia,

 Je connais Jeff depuis le lycée. C’était le rigolo de la bande, le plus gentil aussi. Entre nous, il n’a jamais été question de sexe – j’étais très amoureuse, comme toutes mes copines, de tous les mecs à éviter : hyper beaux, ultra-charismatiques… Et de bons salauds avec les filles !

Jeff, c’était mon refuge. Avec lui, j’étais en confiance totale. Et notre amitié a traversé toutes nos années d’études, jusqu’à aujourd’hui. Ou plutôt, la semaine dernière… Toute la bande est réunie pour fêter le printemps – entre nous, tout est toujours prétexte à se retrouver, on se marre, on danse, on picole un peu, peut-être trop…

Et je me retrouve, je ne sais pas comment, sur un lit, avec Jeff au-dessus de moi. Je le repousse une fois, deux fois, je vois qu’il le prend mal, j’essaie de lui faire comprendre les choses doucement, je lui dis que je n’ai pas envie de lui, mais que je l’adore, que notre amitié m’est trop précieuse pour ça, etc… Et il pète un plomb.

Il me colle la main sur la gorge, il est complètement bourré, il ne sait plus ce qu’il fait, je pense, mais il me déshabille. Et ça a lieu. Ça dure une éternité, ça fait un mal de chien, je pleure, mais il continue, jusqu’à ce qu’il jouisse. En moi. Là, il se redresse, il a l’air tout piteux, et il sort de la chambre en disant « sans rancune ». Je suis complètement déboussolée. J’aimerais vous dire que j’étais triste, ou en colère, mais le plus fou, c’est que je ne sentais absolument rien. Ni mon corps, ni ma tête, incapable de fixer mes pensées, et comme si mes émotions étaient hors de moi, derrière une paroi de verre… C’est bizarre, hein ?

Anne-So, ma meilleure pote, chez qui on était ce soir-là, est entrée à ce moment-là. J’ai tout déballé, un peu comme un robot. Elle m’a dit d’aller me laver, elle m’a couchée, et elle m’a fait une tisane pour m’aider à dormir. 

Le lendemain matin, on en a parlé à froid, et elle a essayé de m’apaiser. D’après elle, c’est une amitié qui grince, à un moment donné, sur une histoire de cul qui tourne mal – pour résumer. Et c’est vrai que ça pourrait se raconter comme ça. Sauf que c’est quoi, un mec qui force quand une nana ne veut pas ? Pour moi, ça s’appelle un viol. Mais là, voilà, je vous écris ce mot-là, et il me saute au visage, parce qu’en fait, non, ce n’est pas ça non plus.

Jeff est mon ami, je le connais depuis toujours, il avait trop bu… Et moi, j’aurais dû le sentir avant, que quelque chose n’allait pas, que ça allait déraper. Je veux dire : quand ton pote a trop bu et qu’il se met à déconner, si tu es vraiment son amie, tu le préviens, tu le canalises, tu essaies de limiter les conneries, non ? Et puis peut-être que j’avais trop bu aussi, que je ne me suis pas rendu compte de ce que je disais ou faisais…

 Peut-être que j’avais une attitude ambiguë avec lui, peut-être que je n’ai pas été assez claire, quand j’ai dit que je ne voulais pas… C’est horrible, je me torture avec tout ça depuis des jours, et je n’ai personne d’autre que vous à qui en parler – j’aurais beaucoup trop peur de foutre le bordel dans la bande !

C’est mon cocon, j’y tiens tellement, on y tient tous tellement… Je m’en voudrais trop. Alors peut-être qu’il faudrait juste que moi, je prenne un peu le large, quelques semaines, histoire de digérer tout ce qu’il s’est passé. Je commence à me dire que c’est la bonne idée. Vous en pensez quoi, vous ? » – Marie, 32 ans 

« Chère Marie,

J’en pense que c’est fou comme les siècles ont beau passer, notre mémoire collective est si profondément gravée en nous qu’il en reste toujours quelque chose…

Saviez-vous que, pendant très, très longtemps, les femmes qui avaient été violées étaient considérées comme impures, et se retrouvaient donc bannies de la société ? C’est clairement ce que vous êtes à deux doigts de vous infliger. Parce que oui, Marie, ce que vous avez subi, c’est un viol. Il n’y a aucun doute là-dessus. La loi est très claire : est qualifié comme tel « tout acte de pénétration commis par contrainte, menace, violence, ou surprise ».

C’est ce qui vous est arrivé ce soir-là, et qui explique, par exemple, le fait que vous vous soyez sentie coupée de vos émotions : tous les médecins qui travaillent la question vous le diront, vous étiez en état de sidération. C’est technique, c’est clinique, et c’est indiscutable : cet état-là, à lui seul, atteste de la violence qu’on vous a fait.

Pardon si je suis directe, je sais que mes mots peuvent vous secouer, mais je suis trop bien placée pour ne pas savoir, aussi, à quel point on a besoin de clarté, dans ces moments-là. Rien n’est flou, dans le viol : il y a un crime, un coupable, et une victime. Point.

Quelles qu’en soient les circonstances précises, ou les spécificités, et l’alcool n’a jamais été une excuse – vous connaissez comme moi un certain nombre d’hommes qui, même ivres morts, ne violent pas, je suppose… Malheureusement pour nous toutes, nous héritons de cette fameuse « culture du viol », qui fait qu’aujourd’hui encore, on pense faux et on cultive le flou : comme le disent les féministes, « le viol est le seul crime dont le coupable se sente innocent, et la victime, coupable ».

La victime, d’ailleurs, ne le serait pas vraiment puisque, d’une manière ou d’une autre, elle l’aurait bien cherché. Toutes les enquêtes d’opinion le prouvent : ce stéréotype est toujours solidement incrusté dans le cerveau de la plupart d’entre nous. Et ça, ça repose sur le mythe, vieux comme Eve, de la femme pécheresse, menteuse, séductrice, et manipulatrice. Tandis que l’homme, lui, le pauvre, aurait des besoins à satisfaire, et des pulsions impossibles à contrôler.

À nous, donc, de le « canaliser », comme vous dites… Sauf que ça ne marche pas. D’abord parce que si, par exemple, boire est un besoin vital, jouir ne l’est absolument pas – et le jour où Jeff craint l’asphyxie du spermatozoïde, je crois qu’il sait qu’il a une main…

Ensuite parce qu’on a toujours le droit de dire non. À n’importe quel moment : après un premier verre, après un premier baiser, ou avant. Et ce « non » doit être entendu, respecté. Vous êtes un être humain et votre corps vous appartient. C’est aussi simple, et aussi inaliénable que cela.

Jeff, lui, peut-être le plus sympa du monde, il n’a pas juste « déconné », il vous a violée. Qu’il n’ait ni la tête, ni le CV de Guy Georges ne change rien à l’affaire – si les violeurs se reconnaissaient de loin, s’ils étaient monstrueux, au sens propre du terme, ça nous aiderait : il y en aurait beaucoup moins.

Le problème, c’est qu’ils ressemblent surtout à M. Tout le monde. Ils sont nos pères, nos frères, nos voisins, puisque dans neuf cas sur dix, la victime connaît celui qui l’a violée. Mais ça, on a beaucoup, beaucoup de mal à l’admettre : si c’est un élément du groupe qui pose un problème, tout le groupe n’est-il pas, potentiellement, problématique ?

La question peut se poser, la question va se poser : comment avons-nous pu être amis avec lui, danser avec lui, fêter le printemps avec lui ? Évidemment, chacun va devoir s’interroger, sur ce qu’il a autorisé, permis ou couvert dans les interactions du groupe… Ces questionnements sont nécessaires. Ils sont salutaires. Mais oui, bien sûr, ils foutent toujours un peu la trouille. Alors, on préfère fermer les yeux, faire une tisane à celle qui voudrait parler, afin de passer vite à autre chose.

Marie, potentiellement, oui, ce sera le bordel dans votre cocon, le jour où vous trouverez la force de dire. Je vous le souhaite, d’ailleurs, profondément – croyez-moi, mettre un couvercle sur ce genre de souvenirs, ça ne fonctionne pas. Ce jour-là, pensez à moi, et rappelez-vous ceci : ce bordel, c’est Jeff, et lui seul, qui l’a foutu. Je vous embrasse, si fort…  

PS : ne restez pas seule avec cette histoire-là. Faites vous entendre, conseiller, aider, et notamment par des associations, comme le Collectif Féministe Contre le Viol, ou comme Nous Toutes. Elles sont formidables. Et vous méritez d’être entendue. »  

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