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Grand entretien avec Claire Marin : « Il n’est jamais trop tard pour les premières fois »

« On lance les dés. […] il y a dans les débuts cette incertitude et cette suspension : dans le ralenti de cet instant où les cubes roulent sur la table, tout est possible », écrit Claire Marin, professeure de philosophie et autrice à succès, dans son nouveau livre « Les Débuts. Par où recommencer ? » (éd. Autrement). Faites vos jeux, rien ne va plus ! Dans les premiers instants d’une histoire, on se laisse envahir, le cœur battant, écrit-elle encore, « par cette excitation du changement, cette promesse de bouleversement. Gagner ou tout perdre ». Après « Rupture(s) » et « Être à sa place », Claire Marin se penche sur les débuts et leur donne une profondeur et une épaisseur singulières. Elle n’aborde pas seulement l’innocence et la découverte des premiers émois, mais aussi la saveur des recommencements après un chagrin ou une tragédie. Vivons notre vie en éternels débutants, émerveillés et vulnérables, autorisons-nous de possibles ratages sans nous soucier de la performance, telle pourrait être la philosophie de cet ouvrage subtil et érudit qui donne envie de tout (re)commencer. La saveur des premières fois, c’est également celle distillée par le nouveau podcast de ELLE, produit en collaboration avec le studio Louie Media, « Il était une (première) fois » (lire les encadrés p. 64 et 66).

ELLE. Pourquoi a-t-on tendance à sacraliser les débuts d’une histoire d’amour ?

CLAIRE MARIN. Dans les débuts, il y a ce sentiment que quelque chose de radicalement nouveau va commencer. Pas seulement la rencontre, mais l’entrée dans un univers, un ensemble de références inconnues : on se met d’ailleurs tout de suite à demander à l’autre ce qu’il ou elle écoute comme chansons, ou quels sont ses films préférés. Deleuze le dit très bien : c’est le monde que l’autre apporte avec lui qui est si désirable.

ELLE. Vous écrivez que, en même temps, ces débuts nous sont parfois « ravis », au sens premier du terme, sous l’émotion de l’amour naissant…

C.M. On n’a pas toujours conscience d’être au début de quelque chose au moment où on le vit. On peut passer à côté et s’en apercevoir plus tard en se disant : c’étaient des débuts mais je ne m’en rendais pas compte. On peut d’ailleurs vivre des premières fois à tout âge : il y a des femmes qui ont leur premier orgasme ou qui sont devenues mères très tard.

L’idée que l’intensité des émotions serait propre à l’enfance ou à la jeunesse mérite d’être questionnée. Lorsqu’il y a des débuts tardifs dans l’existence, notre présence à l’événement, notre lucidité nous en font profiter autrement.

ELLE. Peut-on prédire l’avenir d’une histoire d’amour lorsqu’elle commence ?

C.M. Je ne crois pas. On est parfois surpris par le contraste entre les premiers moments d’une relation et le cours qu’elle va prendre. On peut éventuellement savoir que cette histoire d’amour ne sera pas du tout possible, mais essayer de la vivre jusqu’au moment où elle s’arrêtera. Certaines rencontres n’ont lieu que dans un espace-temps particulier, dans l’entre-deux de pays, de langues, de vies. Dans mon livre, j’évoque le film « Lost in Translation » : on a une situation dont on sait qu’elle ne mènera nulle part, mais pourtant on vit ce huis clos amical et amoureux avec toute l’intensité possible. On peut vivre des débuts intenses même s’ils débouchent sur pas grand-chose.

ELLE. Qu’est-ce qui se joue lorsque deux personnes font l’amour pour la première fois ?

C.M. Ces débuts vont de pair avec une forme d’accès à l’intériorité de l’autre, à une mise à nu dans tous les sens du terme. Tout d’un coup, on passe de l’autre côté du personnage social ; l’autre se découvre, se révèle dans ses fragilités et laisse percevoir une plus grande sincérité. Dans le meilleur des cas, il y a cet accès à l’autre qui est rare, dans le fait d’oser tout dire à quelqu’un, y compris des choses douloureuses, honteuses. Comme si offrir son corps, exposer sa nudité était une manière symbolique de donner accès à son intimité psychique.

On n’a pas toujours conscience d’être au début de quelque chose au moment où on le vit.

ELLE. Les sites de rencontre, et notamment Tinder, ont-ils, selon vous, modifié la donne en multipliant la possibilité de débuts d’histoires ?

C.M. Dans mon livre, je reprends une citation d’Italo Calvino, qui parle d’une véritable pathologie des commencements pour ceux qui ne font que débuter. Il la pense dans le domaine de la création, mais elle pourrait s’appliquer à la perspective donjuanesque de recherche constante d’excitation et d’intensité sur les sites de rencontre. C’est la conquête, ou voir naître le désir chez l’autre, qu’on va parfois ainsi chercher, le reste ne nous intéresse pas. Cela va de pair avec la logique de consommation. On veut toujours un truc nouveau, ou le vêtement de la dernière collection capsule d’un créateur en vogue, ou avoir vu avant tout le monde l’exposition du moment. Cette logique s’est transposée au domaine amoureux et, comme l’écrit Hannah Arendt dans son livre « Condition de l’homme moderne », on ne consomme pas, on consume. On va jeter les choses après un usage très court, avant même la mention d’obso lescence programmée. Et on recherche dans ces relations plus électriques qu’affectives une certaine décharge. Une fois qu’on l’a eue, on va la chercher ailleurs, dans une conduite qui rappelle les comportements addictifs.

ELLE. Comment savoir, lorsqu’on a décidé de rompre, si l’on n’est pas dans cette avidité consommatrice ?

C.M. Je pense qu’il y a plusieurs choses. D’abord, je vois beaucoup de gens qui se tournent vers quelqu’un d’autre après une séparation pour se rassurer – c’est comme une transition avant d’envisager de repartir vers des relations plus sérieuses. Cela donne parfois l’impression d’une parenthèse pendant laquelle on reconstruit son ego. Ensuite, il y a la peur, assez contemporaine, d’aller vers des choses sérieuses et qui nous engagent. De la même manière que les identités se diversifient, les modèles de vie amoureuse ou sexuelle changent. Pour certains jeunes, la sexualité n’est peut-être plus aussi centrale qu’avant, les relations amicales prennent un rôle important – sans doute parce que les familles sont un peu bancales. Et les préoccupations climatiques font que la projection dans un couple avec enfants n’est plus du tout évidente. On invente de nouvelles formes et, en ce sens, l’usage des applis de rencontre tend aussi à être différent. Certains s’en servent pour se faire des amis, ce qui est nouveau.

ELLE. « Vivre un début, c’est recommencer à zéro », écrivez-vous. Faut-il se l’autoriser, passé un certain âge ?

C.M. C’est un risque, un pari et, souvent, on a plus à perdre à 45 ans qu’à 25. Il y a un principe de réalité, avec le travail, les enfants, qui pèse beaucoup plus lourd. Ceci posé, je crois qu’il y a quelque chose d’assez fort dans ce risque à prendre, de l’ordre d’un nouvel élan et d’un nouveau rapport à soi qui peut être intéressant. Il y a quelque chose qui peut être de l’ordre de l’échec – on s’aperçoit que changer de métier pour exercer une profession manuelle, finalement, ce n’était pas fait pour nous, ou que vivre à la campagne, c’est pénible en hiver –, mais il y a des moments où une nouvelle vie commence, qu’on l’ait décidée ou qu’on la subisse, et c’est une opportunité de découvrir en soi de nouvelles capacités.

ELLE. Il faut aller vers son risque, comme dit René Char ?

C.M. Oui, c’est une très belle phrase [« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront », dans « Rougeur des matinaux », ndlr]. Il y a des choses à découvrir en allant vers son risque.

On peut vivre des premières fois à tout âge. Il y a des femmes qui ont leur premier orgasme très tard.

ELLE. Notre société préconise-t-elle cet éternel recommencement ou le contraire ?

C.M. Il y a à la fois une forme de grande souplesse que l’on constate dans les carrières professionnelles ou dans la manière dont les couples se font et se défont, et une autre logique de l’obsolète et du périssable. À partir d’un certain âge, dans une carrière, on voit bien que l’horizon se bouche et que certaines perspectives ne sont plus envisageables. Et c’est pareil pour la vie sentimentale. Il y a un double discours : « tout est possible » mais, en réalité, il y a des espaces où les possibilités se réduisent.

ELLE. En particulier pour les femmes…

C.M. Oui, et peut-être nous laissons-nous happer par ce discours sur « la fin des premières fois » et cette représentation hyper négative de la ménopause. Le schéma selon lequel nous déclinerions à partir d’un certain âge est très nocif car nous l’intériorisons comme tel. Alors que l’âge peut être aussi une libération : on se sent beaucoup plus à l’aise avec son corps, on est détachée des injonctions qui pèsent sur lui. Mais je crois que les lignes sont en train de bouger, avec un nouveau regard sur les cheveux blancs, la manière de s’habiller, le rapport à la maternité aussi, même si ce sont encore des discours marginaux.

ELLE. En amour, est-il possible de regarder son ou sa partenaire comme si c’était la première fois ?

C.M. Je crois qu’il faut laisser une place à la différence. Car dans un couple qui dure, chacun évolue et souvent on est très inquiet de l’évolution de l’autre. On se dit : s’il bouge, cela va déséquilibrer notre couple, et on essaie d’étouffer en soi ce qui est différent et d’interdire à l’autre cette différence que l’on voit émerger. C’est là qu’est le vrai risque. Si on essaie de figer l’autre dans l’identité qu’il avait à 25 ans alors qu’il en a 45, cela peut devenir vite très asphyxiant. Si on interdit à l’autre cette évolution ou certaines prises de liberté, on accélère la possibilité d’une rupture. L’autre nous en voudra. Il vaut mieux prendre le risque d’un échec plutôt que ressentir la frustration et la colère qu’engendre une fin de non-recevoir. Il faut accompagner et accepter les transformations de l’autre et cela doit se faire dans les deux sens, pas seulement la femme vis-à-vis de son compagnon, évidemment.

« LES DÉBUTS. PAR OÙ RECOMMENCER ? », de Claire Marin (éd. Autrement).

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