Santé

C’est mon histoire de Noël : « Je l’ai quitté le 24 décembre »

Si je sais ce que c’est qu’avoir un ami en ce bas monde, c’est parce que j’ai connu Henri. On s’est rencontrés pendant nos études en ingénierie, on a été colocs, on ne s’est plus quittés. Je dis ça alors qu’il est mort il y a plus d’un an – quand il me manque trop fort, je fais comme s’il était encore parti pour l’une de ses missions à l’autre bout du monde. Jeune diplômé, il s’était envolé pendant une année dans les Andes pour participer à l’installation d’un nouveau dispositif hydraulique à base de capteurs de gouttes d’eau de rosée et de brouillard redistribuées ensuite au réseau d’eau potable pour des villages. Très technique ! Il n’a jamais cessé d’être un « chasseur de nuages », un idéaliste qui avait pourtant les pieds sur terre. Quand il n’a plus pu ignorer les symptômes du cancer qui l’a finalement emporté, il est revenu en France. À l’automne 2020, quand il n’avait plus rien à espérer, sinon que la fin soit la plus douce possible, il est retourné chez ses parents et nous a réunis tous les trois pour exprimer ses souhaits : que je dépose ses cendres à Barcelone, sa ville de cœur, où il avait longtemps vécu. Il a dit à ses parents : « C’est inhumain d’enterrer un enfant, je veux vous épargner ça. » On pleurait tous. « Et je ne veux pas être à côté de Tata Marie, c’est pas du repos éternel, ça. »

Très philosophe, il m’avait confié un jour : « La vie, ce n’est pas un voyage organisé mais un jeu de pistes, et sous la pierre, au pied de l’arbre à trois branches, tu trouveras le message qui t’indique le prochain pas, et tu avances. » L’épidémie de Covid bousculait le monde, le mien a basculé avec la mort d’Henri, j’ai quitté un couple qui vivotait, et, pour la première fois de ma vie, j’ai pris un appartement toute seule. Les fêtes de Noël aussi, j’ai voulu les passer seule, retirée du monde, j’avais besoin de silence. Je n’avais pas particulièrement prévu d’aller à Barcelone à ce moment-là, mais le 23 au matin, l’évidence s’est imposée. Passeport, test PCR, et cap vers l’Espagne avec « Henri » dans sa petite boîte, bien calée dans le siège passager. La bande originale de « La La Land » en boucle, du reggaeton, du Schubert, tout ce qu’il aimait, oh que j’ai pleuré. Il faisait nuit quand je suis arrivée, j’ai posé mes affaires dans la chambre, je suis ressortie pour manger, je suis remontée aussitôt, il fallait qu’Henri vienne avec moi pour des tapas avec un verre de cava. C’était notre dernier voyage après tout, et je le sentais si près de moi. Le lendemain, Henri dans mon sac à dos, je suis allée repérer l’endroit qu’il avait choisi. On voyait la mer et on voyait « L’Estel Ferit » – l’étoile blessée –, une sculpture un peu inquiétante qui le touchait beaucoup. C’était ici, face à ces cubes en acier et en verre qu’il avait « vu », que sa vie avait vraiment pris du sens pour lui. « Comme Bouddha sous son arbre ? » « J’ai compris un bout de moi, c’est déjà pas mal. » J’ai essayé de sentir la même chose, mais j’étais juste étonnée de me retrouver seule à l’étranger.  

À la nuit tombée, je suis retournée près de l’étoile. Mon pas n’était pas très assuré, j’ai eu du mal à ouvrir la boîte, la fiction « Henri » était plus dure à tenir devant ces fines cendres grises. J’avais « Hallelujah » de Leonard Cohen dans les oreilles, qui déjà en temps normal me fait pleurer, et je pleurais. Puis, à ma musique intérieure, s’est mêlée celle de quelques musiciens de rue qui, je le jure, se sont mis à jouer ce même morceau à ce moment-là. Hasard ? Clin d’œil de l’au-delà ? Un violon, un saxo et une femme à la voix d’ange qui entonnait un déchirant « She broke your throne, and she cut your hair/ And from your lips she drew the Hallelujah ». Je les regardais, hallucinée, avec ma petite boîte entre les mains… Je ne sais comment, ils ont compris. Quand ils ont fini, j’ai lancé à la fille, j’avais besoin de me justifier, va savoir pourquoi : « Es mi mejor amigo » et ils se sont mis à la rejouer alors que je laissais partir Henri, vers la ville, vers la plage, vers l’étoile, vers la mer… Je suis revenue vers eux, la boîte vide, désemparée, puis ils ont chanté cette chanson de Lhasa, « Los peces », qui, en fait, est une chanson traditionnelle espagnole de Noël. Sans que je sache trop comment, l’atmosphère a changé, tout est devenu léger, joyeux, d’autres gens ont formé un cercle autour de nous et se sont mis à chanter eux aussi. La nouvelle était allée vite dans le village : une Française était venue dire adieu à son meilleur ami. On a bu à nous, à la vie, à Henri. Je ne sais pas si c’est ce qu’il voulait en me confiant cette étrange mission mais, le lendemain, j’étais rassurée, pas tout à fait Bouddha, mais en paix avec moi-même.

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