Santé

Ex toxique, masculinité toxique… Sommes-nous tous contaminés ?

Il est des mots qui semblent définir une époque. Après la « bienveillance », buzzword du premier quinquennat Macron, ou la « résilience », concept médiatisé à la fin des années 1990 par Boris Cyrulnik, serions-nous entrés dans l’ère du « toxique » ? C’est la thèse de la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil. Si dans son précédent livre elle s’intéressait à la notion de consentement (« Céder n’est pas consentir », éd. Puf), elle s’attache aujourd’hui, dans un livre passionnant, à décrypter ce « toxique » qui nous obsède.

C’est d’abord auprès de ses patients que la psychanalyste a pris la mesure du succès de ce mot. Elle s’est vite aperçue qu’il s’était immiscé partout, de l’intime au politique, en passant par le social – comme une « extension nouvelle du champ du toxique ». Pour elle, « le toxique est le poison de notre temps, une nouvelle métaphore de ce qui nous fait souffrir dans notre rapport à l’autre. » Et si nous étions entrés dans le « moment du toxique » ? Explications.

Des toxiques AU TOXIQUE

Il n’y a qu’à penser à notre obsession pour la « détox » (qu’elle soit numérique ou alimentaire) pour comprendre à quel point nous sommes persuadés d’être intoxiqués. Mais par quoi exactement ? Dans son livre, Clotilde Leguil montre que le mot « toxique » a opéré un glissement sémantique. D’abord formulé au pluriel, « les toxiques » (pour parler des substances nocives comme les poisons et les drogues, puis la chimie moderne), le voici désormais au singulier – plus abstrait, plus énigmatique. Le monde d’aujourd’hui dit « le » toxique, comme une substance qui exprimerait le « nouveau malaise dans la civilisation », souligne la psychanalyste, en référence à Sigmund Freud (« Malaise dans la civilisation », 1930). Et de pointer notre inquiétude face au « trop de jouissance » propre à notre époque, qui nous rendrait toxiques pour les autres, la planète, et finalement nous-mêmes.

Poison D’AMOUR

Il est une chanson de Britney Spears qui concentre notre obsession pour ce mot : « Toxic », tube énorme sorti il y a vingt ans, qui décrit l’addiction amoureuse. Britney y parle de « paradis empoisonné » : « Pour renoncer à toi / J’ai pris une gorgée / De ma tasse empoisonnée / Doucement / Il se répand en moi… » Ici, la pop rejoint les premiers grands récits d’amour, comme le roman médiéval « Tristan et Iseult », dans lequel un philtre ensorcelle les amants. Pour Clotilde Leguil, « le récit de l’amour toxique, c’est le récit de la rencontre qui conduit l’un des partenaires à consentir à ce qui pourtant le détruit ». Et la philosophe de convoquer l’étymologie : toxique vient du grec « toxicon », la substance nocive dont on imprégnait les flèches pour la chasse et la guerre. « Notre toxique ne désigne-t-il pas aussi quelque chose de ce poison redoutable, se diffusant si vite dans le corps que seule une amputation pourrait l’arrêter ? » On pense à la flèche de Cupidon qui inocule l’amour… L’autrice convoque alors la littérature, et notamment Emma Bovary, « prise dans une forme d’addiction, empoisonnée qu’elle est par les discours sur l’amour et sur l’idée de jouir ». Jusqu’au suicide, par injection… d’arsenic. Britney avait-elle lu Flaubert ?

Infos ou intox ? 

Le langage lui-même est susceptible de s’empoisonner. Nous voilà contaminés par des paroles, des croyances, des discours. Clotilde Leguil analyse : « Le mot “toxique” nous oblige à repenser le pouvoir des mots, le statut du langage et la façon dont le discours de l’autre peut venir nous affecter dans notre corps, nous conduire à éprouver certaines passions – de haine ou d’amour. » Les fake news relèveraient-elles du même mécanisme ? Ce poison de la désinformation qui se diffuse dans les cerveaux tel un nouveau virus. Pour la philosophe, à l’ère de la « post-vérité » il n’est plus question de savoir si les mots sont vrais ou faux, mais s’ils produisent des effets : déchaînements passionnels, haine, agressivité… Même ChatGPT, l’IA générative de texte, pourrait bien être empoisonnée par un « savoir toxique » (le programme se nourrissant de contenus pas toujours justes factuellement). Et si la machine, qui n’est pourtant pas un être sensible, était, elle aussi, intoxiquée ? Ne parle-t-on pas de virus informatique ?

L’autre nom DU PATRIARCAT

Sur les réseaux sociaux, les figures de « l’ex toxique » ou du « mâle toxique » se sont largement imposées. Sur TikTok, les créateurs de contenus rivalisent d’imagination pour décrypter les comportements des « manipulateurs » et autres « pervers narcissiques », tous assimilés aux « hommes toxiques » (#toxicrelationship agrège 6,3 milliards de vues). Au cinéma aussi, les personnages manipulateurs sont légion. Citons Vincent Cassel dans « Mon roi », de Maïwenn, ou Melvil Poupaud dans le récent « L’Amour et les Forêts », de Valérie Donzelli. Ces hommes toxiques seraient l’expression même du patriarcat, ce système de domination de l’homme sur la femme. Pour la philosophe, ce que cette critique contemporaine pointe ainsi du doigt est un « abus de pouvoir », qu’en bonne psychanalyste elle nomme aussi « abus de jouissance ». Il y a là une trahison de la part de celui qui est censé occuper une « position d’autorité ». En clair, le terme de patriarcat dénoncerait la façon dont certains individus usent d’une place de père ou d’une fonction symbolique pour leur seule jouissance.

Le vivant MENACÉ

Si ce mot de « toxique » s’impose aujourd’hui, c’est aussi sans doute comme symptôme d’un moment où nous semblons de plus en plus sensibles au « vivant ». Notre monde est fragilisé par l’hyperproductivisme, la surexploitation des ressources de la planète, l’accélération de nos modes de vie. Pour la philosophe, « lors de la pandémie, l’humanité s’est aperçue de sa propre toxicité ». Ce moment du toxique, c’est donc aussi celui de l’anthropocène – un moment d’asphyxie, où l’air vient littéralement à manquer. L’antidote ? S’interroger sur ce qui pourrait y faire limite. Et comprendre « qu’il faut faire une distinction entre ce qui est de l’ordre du désir, qui est du côté de la vie, et ce qui est de l’ordre de la jouissance, qui est du côté de la pulsion de mort, chère à Freud ».

« L’ère du toxique, essaie sur le nouveau malaise dans la civilisation », de Clotilde Leguil (éd. Puf). En librairie le 13 septembre.

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