Santé

Les parents en roue libre : leurs ados témoignent

Les adultes, ces éternels adolescents qui n’auront jamais fini de se cabrer ? C’est un peu ce qu’a conclu Eugène en découvrant, de retour du collège, le doigt d’honneur que sa mère de 49 ans avait rageusement gribouillé au stylo sur le mur du salon. « Elle des­sine bien, il était parfaitement réa­lisé, mais j’étais un peu choqué, confie le placide garçon. Quand je lui ai demandé des explications, elle a répondu qu’un appel l’avait mise en rogne, et je me suis dit “ ma mère fait encore sa crise”. Elle est impulsive et, souvent, je me demande lequel de nous deux a vraiment 15 ans. »

Adèle, dix ans de plus, paraît davantage amusée en évoquant les extrava­gances inédites de sa mère de 53 ans, fraîchement divorcée. « Cet été, elle a rencontré un touriste allemand dans un train et ils se sont dragués pendant deux heures. Le soir même, elle me deman­dait comment envoyer un message WhatsApp quand on n’a pas enregistré le contact de quelqu’un, avant de glous­ser toute la nuit sur son smartphone. Dernièrement, elle est rentrée avec un Brésilien plus jeune après une nuit fes­tive. Entre ma sœur de 16 ans, qui ne parle que de mecs, et ma mère qui s’y met, les conversations volent haut à la maison !, s’esclaffe la jeune femme. Parfois, j’ai l’impression d’avoir deux ados. Chacune est capable de claquer des portes en lâchant “tu m’écoutes pas, je sers à rien…” Mais c’est assez beau, en vrai. Elles sont en crise pour s’épa­nouir, et je laisse l’une devenir femme, et l’autre reprendre sa vie de femme. De toute façon, on passe tous par des crises. »

Une nouvelle tendance ?

Pas faux, et pourtant, sur ce front, c’est encore et toujours la période de l’adolescencequi est la plus stigmatisée et envisagée comme une période de troubles impétueux. Sur TikTok, certains Américains se sont même mis à railler leur progéniture, via le hashtag #acting­liketeenagers (« agir comme des ados »). Vidéo après vidéo, ils singent ainsi fièrement la jeune géné­ration, du narcissisme des selfies aux variations d’humeur. Résultat : 183 mil­lions de vues, et des parents en nou­velles stars des réseaux sociaux, alors que les jeunes traversent de moins en moins de périodes de crise. « Beaucoup de clichés collent encore à la peau des adolescents. On dit qu’ils sont perturbateurs, rebelles, incapables de savoir ce qui est bon pour eux ou pour la société. Or, la transition vers l’âge adulte est bien plus souple que par le passé, car beaucoup de parents sont davantage dans un rap­ port d’horizontalité avec leurs ados que ne l’étaient les générations précédentes. Il n’y a de crise que s’il y a eu oppression avant », affirme Laelia Benoit*, pédopsychiatre et chercheuse associée à l’Inserm.

Parfois, je me retrouve un peu comme un adulte en train de regarder de haut un ado sans filtre

La spécialiste ajoute : « Étymologiquement, le mot “crise” signifie “changement”, et ce n’est pas nécessairement mauvais. Une crise représente simplement l’ex­ pression d’un mal­être. Et les adultes en éprouvent souvent. Peut-­être même que des personnes qui ont aujourd’hui 40 ou 50 ans sont celles qui ont le plus besoin de se libérer après avoir reçu une éducation plus répressive, ou bien parce qu’elles se sentent enfermées dans des rôles sociaux trop stricts. » Fer­dinand, 21 ans, pose ainsi un regard raisonné sur la crise de la cinquantaine des parents : « Je comprends parfaite­ ment l’angoisse de faire le récap de sa vie en se demandant si on a accom­pli tous les rêves de ses 20 ans. Autour de moi, c’est très cliché, mais je vois pas mal de pères de copains se ruer sur des meufs de vingt ans de moins pour avoir l’impression de vivre une seconde jeu­nesse. Mon père, qui a refait sa vie, est aussi du genre à se lâcher dès qu’on se voit. Il s’achète des clopes alors qu’il ne fume plus depuis dix ans, et puis on va au resto et on picole pas mal. Je sens qu’il a besoin de se sentir libre. Parfois, je me retrouve un peu comme un adulte en train de regarder de haut un ado sans filtre. Ma mère aimerait s’accorder ce genre de liberté, dire “je vous emmerde”, mais sa situation est plus compliquée, et ça la crispe. »

Des « jeunes adultes »

Et si les ado­lescents étaient devenus les témoins les plus aiguisés des erre­ments de leurs aînés ? Elly, 18 ans, analyse cela avec sagesse : « Les adultes, je les comprends, dans le sens où je les vois comme de grands enfants qui galèrent autant tous. Après tout, c’est leur vie à eux aussi, et ils la découvrent au fur et à mesure. Mais certains essaient trop de donner une impression de stabilité. Ils n’acceptent pas ce qu’ils ressentent. Même d’un point de vue chimique, il est moins acceptable de la part d’un adulte d’avoir des sautes d’humeur, quand, chez nous, on dit que ce sont les hormones. Or, il y a des bouleversements à tout âge, et les adultes devraient se passer de la pression exercée par le statut d’adulte. On n’est pas dupes, sur- tout quand leur crise se transforme en abus d’autorité vis-à-vis des adolescents. » Amalia, 16 ans, trouve pour sa part que sa mère, libérée de vingt- cinq ans de vie maritale, ressemble « à une jeune adulte découvrant la liberté, comme si elle avait grandi dans une famille trop sévère. Elle s’émancipe sur plein de choses, c’est une bonne crise », sourit-elle.

Son père ? « Très différent ! On dirait un enfant de 7 ans dans un corps d’homme de 60 ans. Car il reste sentimentalement très inhibé, immature et incapable de gérer tout ce qui bouillonne dans sa tête. Peut-être subit-il une crise qui ne cessera jamais parce qu’il n’a jamais accepté de la reconnaître. » Et sa crise à elle ? « Je ne sais pas si ma génération peut en faire. Dès le plus jeune âge, on a déjà fait des cauchemars sur les problèmes climatiques et on est très conscients des malheurs du monde puisque l’information circule très vite. On est plus du genre à prendre des antidépresseurs qu’à faire une crise : je prends un traitement, des amis aussi, ou ils en ont pris. On dit que l’adolescence, c’est l’insouciance, mais je crois que celle-ci arrive plus tard. Pour être insouciant, il faut accepter de faire avec les problèmes, ou s’en foutre. »

C’est une génération qui a compris que les adultes ne sont ni tout-puissants ni parfaits

Il arrive que certains adultes squattent tout l’attirail de la rébellion, sous l’œil résigné d’ados déjà adultes. En 2020, à 20 ans, Anaïs Gallagher, fille de l’icône pop Noel Gallagher et de la fêtarde Meg Mathews, lâchait ainsi dans un média britannique : « Je ne bois pas. Avoir des parents un peu fous m’a fait prendre le chemin inverse. » Pas de quoi doucher leurs ardeurs : cet été, sa mère était arrêtée après avoir embouti une voiture sous l’emprise de l’alcool, de retour d’une dédicace de son livre intitulé « Affronter la ménopause avec attitude et style » (« The New Hot : Taking on the Menopause with Attitude and Style »).

Selon l’historienne Agnès Thiercé, l’adolescence est une invention récente, apparue au XIXe siècle avec l’essor des classes étudiantes. Jusque-là, ceux qui sortaient de l’enfance se retrouvaient plus souvent aux champs ou à l’usine, afin de soutenir leurs parents. Mais face à une nouvelle classe d’âge plus instruite émerge également la peur des adultes de se voir supplantés. Laelia Benoit rappelle ainsi que « dénigrer les jeunes reste une projection de ses propres angoisses. Alors que les adolescents, par les mots qu’ils utilisent et leur compréhension des choses, démontrent qu’ils ont une intelligence émotionnelle très développée. C’est également une génération qui a le souci d’autrui et l’aptitude à comprendre les générations précédentes. C’est une forme de maturité. Et l’on peut supposer qu’ils ont été accompagnés là-dedans par l’éducation reçue qui s’améliore. Ils sont plus stables, respectueux, et ont compris que les adultes ne sont ni tout-puissants ni parfaits. » Surtout lorsqu’ils taguent des doigts d’honneur sur le mur du salon.

* Auteure de « Infantisme. Pourquoi les adultes s’autorisent-ils à dénigrer, moquer, discréditer quotidiennement la parole des enfants et des adolescents ? » (éd. Seuil).

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