Santé

Allô, Giulia ? « J’ai giflé mon mec »

« Giulia, j’ai giflé mon mec.

J’en tremble encore en vous l’écrivant, et j’ai du mal à le croire, mais, oui, j’ai giflé mon mec. Là, il dort, et je ne sais même pas comment il fait : moi, ça tourne, et ça tourne, et ça tourne dans ma tête, et impossible de trouver le sommeil tant que je n’aurai pas compris comment moi, j’ai pu en arriver là… Je suis tout sauf une fille violente.

Je déteste la violence. J’ai grandi dans la violence. Mon père frappait régulièrement ma mère, et dans les jours fastes, il ne nous épargnait pas non plus, mes frères et moi. J’étais l’aînée, je faisais barrage comme je pouvais, et je serrais les dents, en me jurant que jamais, chez moi, dans ma famille à moi, ça ne se passerait comme ça. Pourtant, c’est arrivé. Michaël et moi, on a toujours beaucoup discuté, même dans les périodes les plus difficiles, comme l’arrivée de notre fils aîné, ou pendant toute l’année où il a été au chômage. Mais c’est un tendre – je crois que je l’ai choisi pour ça, et si, moi, je peux parfois me laisser submerger par mes émotions, il sait toujours me faire redescendre. Mais pas là. En ce moment, on est hyperfatigués, hyper tendus tous les deux : les petits enchaînent les virus depuis des semaines, on cumule les retards au boulot, on rattrape comme on peut le soir, on dîne à peine, on se parle limite pas… Attention, tout ça, pour moi, ce n’est pas une excuse. C’est juste pour vous expliquer le contexte.

En fait, on est tous les deux à bout, et, je crois, convaincus de faire bien plus que l’autre à la maison. C’est vrai que Michaël est un père ultra-présent. Mais pas plus que moi. Et moi, je déteste qu’on m’accuse injustement. Or, là, c’est ce que fait Michaël : il m’accuse de lui avoir laissé le linge par flemme. C’est débile, hein ? Mais ça m’énerve. Je vais m’enfermer dans la chambre, mais il vient me chercher. Je lui demande de sortir, mais il s’approche de moi. Il a l’air furieux, furieux que je le contredise, et moi, je devrais laisser filer, mais je tiens bon. À un moment donné, je me retrouve le dos au mur – littéralement. J’ai l’impression d’être complètement asphyxiée et il a son visage à dix centimètres du mien. C’est là que ça part. La gifle.

Je crois que c’est tout ce que j’ai trouvé pour le faire reculer. Et je n’y suis pas allée de main morte : il avait la marque de mes doigts sur les joues. Il m’a juste dit : « t’es complètement folle », et puis il est parti s’allonger sur le canapé. Depuis, on en est là. Et je me dis qu’il a peut-être raison, que je suis folle, comme mon père était fou… Est-ce que ça se transmet ? Est-ce que la violence se transmet ? Est-ce que j’ai ce truc-là qui me coule dans les veines ? Ce soir, je me suis foutu la trouille, Giulia, et je ne sais pas ce que je dois faire de tout ça… » – Anna, 38 ans.

« Anna, Anna, Anna…

Est-ce que la violence, c’est mal ? Oui. Est-ce qu’on peut gifler qui que ce soit ? Vaut mieux éviter, c’est un délit. Est-ce que ça fait de vous une femme violente, bonne pour la prison et pour les stages de réinsertion ? Pas encore. Déjà, parce que vous m’écrivez. Que vous vous interrogez. Que vous ne vous cherchez aucune excuse, et que, surtout, vous ne blâmez Michaël en rien.

Pour info, tous les conjoints violents, absolument tous, obéissent aux mêmes schémas : ils cognent, et puis ils mettent ça sous le tapis. Circulez, y a rien à voir. Et si quelqu’un leur en parle, ça ne sera jamais leur faute. La victime, c’est eux, et le coupable, c’est la personne qui les a mis en rogne – leur femme, en général. Je dis « leurs femmes », et je dis « le conjoint » parce que les violences conjugales sont genrées. L’écrasante majorité des auteurs de violences sont des hommes, quand leurs victimes sont essentiellement des femmes. L’inverse existe, bien sûr. Mais elle est suffisamment minoritaire pour qu’elle ne fasse pas « système ». Et ça change tout. Un conjoint violent assied ses coups, ses humiliations, ses menaces, sur une organisation sociétale qui le laisse faire : dans le monde qui est le sien, il est de la caste des dominants. Ça, ça veut dire très concrètement qu’en général, celui qui frappe sait qu’il peut le faire car au sein du couple, comme dans la rue, il est en position de force – et la plupart de ces crimes, ou de ces délits, restent d’ailleurs impunis.

Face à lui, sa victime sent très bien que sa marge de manœuvre est toute petite. La violence en est alors redoublée : les armes ne sont pas égales. Un couple comme le vôtre semble au contraire tranquillement équilibré. Vous travaillez tous les deux, vous discutez, vous vous aimez : aucun n’est dépendant de l’autre, que ce soit affectivement, ou économiquement. Votre père avait pour lui, outre son statut de « chef de famille », à une époque où cela signifiait encore quelque chose, la force physique. Et plus encore sur ses enfants. Alors les coups ont pu, tranquillement, se répéter… Ce qui s’est passé ce soir, entre votre compagnon et vous, n’est pas un mode de vie ou de relation. C’est un incident.

Il est lourd, il mérite que vous en reparliez, tous les deux – et pas qu’un peu, mais, jusqu’ici, il est isolé. Dans la scène que vous me décrivez, j’ai plus l’impression de voir un animal acculé qui se défend, face à ce qu’il interprète comme une menace, et qui, tout à coup, mord, griffe… Et en l’occurrence, gifle. On est, ici, dans quelque chose qui ressemble à de la pulsion animale. Comme si, tout à coup, vous aviez perdu tous les moyens mis à disposition des humains pour la contrôler. C’est ça que vous devez comprendre : comment, pourquoi, à quel moment vous avez dégoupillé ? Parlez-en avec Michaël. Toutes les histoires d’amour, et chacun de leurs chapitres, s’écrivent à deux… Et avec ce qu’on porte dans ses bagages : avez-vous, un jour, parlé à un professionnel de l’enfer que vous aviez subi, enfant ? Si ça n’est pas le cas, saisissez l’occasion pour vous faire aider. Vous le méritez, ô combien. En attendant, Anna, pour être plus le plus claire possible : vous n’avez rien à voir avec ce qui vous a tenu lieu de père.

Interrogez cette gifle, jusqu’à ce qu’elle prenne tout son sens. Mais regardez, aussi, ce que vous avez réussi à construire et à vivre. Ça n’était pas gagné, mais vous avez réussi. Je vous embrasse très fort. »

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