Santé

C’est mon histoire : « Je ne m’excuse plus d’être grosse »

« Traînée chez les diététiciennes »

« Vous avez du gras dans les poumons. Si vous ne maigrissez pas, vous allez crever avant 30 ans d’une crise cardiaque ou d’un problème pulmonaire. » Dans un cabinet de Strasbourg, cette phrase d’un médecin me terrasse. En l’absence de ma généraliste, j’ai pris rendez-vous avec lui pour une bronchite refilée par une copine. Il m’examine sur une chaise, et non sur la table d’auscultation, par crainte sûrement que je la casse – pourtant aucune ne s’est jamais écroulée sous moi. Tout son questionnaire tourne autour de mon poids: est-ce que je cherche à maigrir ? quels régimes ai-je essayés ? ai-je pensé à la chirurgie du système digestif ? Quand je lui répète que je viens pour une bronchite, il m’annonce ma mort dans quelques années. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été considérée comme grosse. Sur les photos de mon enfance, je vois une petite fille à peine rondouillarde, mais très tôt ma mère, inquiète, me traîne chez les diététiciennes. Déjà au régime à 9 ans, je dois compter mes calories et écrire sur un carnet tout ce que je mange. Le personnel de la cantine ne veut pas me servir comme mes camarades. Des enfants refusent de jouer avec moi et m’insultent: « Grosse vache », « Baleine ». Le shopping avec les copines se limite pour moi aux chapeaux et aux bijoux parce que je ne trouve rien à ma taille dans la plupart des magasins. Au collège, un garçon m’embrasse, mais j’apprends que c’est pour un pari. Voilà la vie amoureuse à laquelle je suis destinée.

Mes parents nous mettent régulièrement, mes sœurs et moi, au dernier régime à la mode, comme la chrononutrition, la suppression du sel, de la viande, ou l’alimentation composée d’un aliment unique – viande, ou légumes le soir et fromage le matin… Rien ne fonctionne. Dans ma vie, j’ai dû perdre et gagner 200kilos. Rien d’étonnant puisque, selon l’OMS, un régime restrictif à long terme est voué à l’échec. Je développe des troubles du comportement alimentaire (TCA). Personne ne s’interroge sur les raisons pour lesquelles je me réfugie dans la nourriture et pourquoi je prends du poids. J’ai pourtant vécu dans mon enfance beaucoup de situations difficiles à gérer. Stigmatisée pour mon poids, je fais très attention à ce que je mange, mais c’est aussi sur la nourriture que je pète les plombs: je tente d’apaiser mon angoisse et ma tristesse en avalant de grandes quantités.

« Je découvre un mot : la grossophobie »

Étudiante, je nettoie les bungalows d’un camping pendant un été. Quand la réceptionniste part, le directeur refuse que je la remplace, alors que je suis trilingue. Je renverrais une mauvaise image à la clientèle. Je continue donc le ménage. Des hommes m’abordent en me disant qu’ils ont « envie d’essayer avec une grosse » parce que ma corpulence ferait de moi un sacré bon coup au lit. Avant d’aller dans un café, un restaurant, un cinéma ou un concert, je dois vérifier s’il y a des chaises et non des fauteuils dans lesquels je ne peux pas m’asseoir. Dans les transports, les accoudoirs me blessent. Les passagers me font comprendre que mon embonpoint est un problème pour eux. Mais il est embêtant surtout pour moi, et pas seulement le temps d’un trajet. Dans les parcs d’attractions, je fais coucou d’en bas faute de sièges adaptés. Pour la fondue de mode que je suis, les rares vêtements à ma taille sont des toges noires asymétriques. Le rendez-vous pour une bronchite n’est pas ma première expérience calamiteuse avec un médecin. Depuis l’enfance, tout tourne autour de mon poids. C’est évidemment un sujet à suivre, mais pas quand je viens pour une otite ou une entaille. Très sportive et très grande, je fais des crises de croissance douloureuses aux chevilles et aux genoux; là encore on ne me parle que de mes kilos. Trois visites aux urgences sont nécessaires pour que les médecins se décident à me faire passer une échographie un jour où, adolescente, j’ai atrocement mal au ventre. Pour eux, j’avais trop mangé. Ma vésicule biliaire a dû être retirée à cause du retard pris dans le diagnostic. Une première gynéco refuse de me prescrire la pilule sous prétexte que je ne peux pas avoir de relations sexuelles. Alors que j’ai un copain, mon corps ne peut pas susciter de désir selon elle. Un dentiste exclut de me soigner au motif que son fauteuil ne pourrait pas supporter mon poids, ce qui est faux. Et puis je tombe sur ce généraliste qui me parle de « gras dans les poumons », ce qui ne veut rien dire. Son « Si vous ne faites rien, vous allez crever» laisse entendre qu’il est de mon ressort de maigrir et que mourir serait ma faute. Mais personne ne choisit de peser 150 kilos. Les régimes ne marchent pas et je n’entre pas dans les critères de l’opération en raison de mes TCA. Entendre annoncer ma mort par un médecin à 22ans résonne longtemps en moi. Pendant des mois, je fais le tour des spécialistes. Les examens montrent que j’ai une santé de fer. Dans une urgence de vivre, je voyage et je fais la fête. Je m’intéresse au féminisme, je lis des autrices américaines qui parlent du « fat shaming », la grossophobie en français. Si le mot existe, c’est que je ne suis pas la seule en cause. Je découvre une association, Gras Politique, et des expériences similaires aux miennes. Ce qui ne me scandalisait pas pour moi me scandalise pour les autres. Je comprends que je vis une discrimination, qu’elle porte un nom et que des gens la combattent. Sur son site, Gras Politique diffuse des listes de médecins safe et non safe pour s’épargner la grossophobie médicale. Je publie mon témoignage sur le médecin de Strasbourg à qui je l’envoie, accompagné d’une brochure sur la manière de bien traiter les personnes grosses. Aucune réponse. 

« Je fais tout ce qu’on m’interdit de faire »

Je fais le deuil de la minceur. Je n’enfilerai jamais une taille 38. Dans le chemin de l’acceptation de mon corps, j’accomplis une série de micro-révolutions. Depuis dix ans, j’ai envie d’une frange, mais les coiffeurs refusent au prétexte qu’elle arrondirait mon visage et qu’il me faut une coupe qui l’affine. Désormais j’ai une frange. Bretonne et fan de Jean Paul Gaultier, j’adore les marinières. Les rayures ne vont pas aux personnes grosses ? J’en porte. Tout comme des crop tops. Je me fais tatouer, ce qui me donne l’impression de décider un peu de l’apparence de mon corps, de ma reconstruction, de mon appropriation. Moi qui aime le sport, je nage. Avec ma compagne, grosse elle aussi, nous ne passons pas inaperçues à la plage. L’été dernier, une femme a dit à côté de nous: «Même quand on est bien proportionnées, il y a des limites quand même!» Mieux vaut être armée pour bronzer sur le sable quand on n’a pas un body summer. Me sentir appartenir à des communautés, LGBT et personnes grosses, me sauve. Je m’entoure de gens qui me respectent, je n’accepte plus les remarques grossophobes, je m’affirme. Après avoir été graphiste à mon compte, je passe le concours pour être prof – deux stratégies pour éviter les discriminations à l’embauche – et enseigner le design à des élèves motivés par ma matière. J’explique à mes parents que je ne veux plus que mon poids soit un sujet de conversation. Il ne regarde que moi. Au lieu de me dire qu’un vêtement « m’affine », dites-moi qu’il me va bien. Je travaille sur ma santé mentale parce que c’est là que se joue ce que je mange. J’apprends à m’endurcir, à répondre et à argumenter. À faire aussi parfois un doigt d’honneur. J’ai arrêté de m’excuser d’être grosse. Un mot qui n’est pas une insulte et que je préfère aux termes de « en surpoids » ou « obèse ». Les discriminations et les insultes continuent. Mais j’ai fait la paix avec moi-même. En préparant mon mariage, je savoure plus que jamais d’avoir moi aussi le droit au bonheur. 

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