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Les algorithmes ont-ils tué les heureux hasards ?

« Où est le vrai moi ? » s’interroge Virginia Woolf dans « Au hasard des rues », une ode à la flânerie lui permettant de se dépouiller du moi que ses amis connaissent pour découvrir enfin sa singularité, toute à l’excitation de laisser un moi « si varié et fluctuant » faire enfin à sa guise. Un siècle plus tard, où se trouve le vrai moi alors que Netflix, Twitter, Amazon, Tinder, Airbnb et autres sites inséparables de notre existence développent des algorithmes de recommandation toujours plus sophistiqués pour la « faciliter » ? Et comment réussir à se surprendre soi-même à l’ère de « l’algocratie » : ce règne des machines nous dictant où voyager, quoi shopper et avec qui coucher. Dans un monde saturé de contenus, difficile de résister au doux message : « J’ai trouvé cette pépite que pour vous. » Pourtant les algorithmes de recommandation et leur système « d’affinités prédictives » détruisent une notion précieuse : le hasard, synonyme d’aventure, et même de destin. Dans « La Société très secrète des marcheurs solitaires », le sociologue Rémy Oudghiri louait l’ivresse de l’errance sans but. Dans « L’Échappée belle, l’art de s’évader un peu chaque jour », il rappelle que l’aléatoire permet d’accéder à l’émerveillement. Entretien avec un esthète de l’imprévu.

ELLE. Quelles sont les conséquences des algorithmes de recommandation sur nos vies ?

RÉMY OUDGHIRI. En nous proposant ce que nous pouvons potentiellement aimer, ces algorithmes nous inscrivent dans une identité qui a une cohérence, et que nous pouvons retrouver à chaque instant. Il y a quelque chose de rassurant. Nous n’avons plus à nous poser la question de ce qui est beau, intéressant ou qui a du sens. Mais nous finissons en réalité par ne plus sortir d’une identité artificielle.

ELLE. Qu’est-ce que le hasard ?

R.O. C’est ce qui permet d’être présent au monde en échappant à tout ce qui était déterminé, avec la possibilité de se réinventer. Une connaissance me confiait son enthousiasme d’avoir découvert une ville où elle avait « fait tout ce qu’il faut voir ». Personnellement, je préfère l’errance sans plan ni guide, qui offre une échappée pour retrouver un peu d’authenticité dans la standardisation accélérée de nos modes de vie.

ELLE. Vous rappelez d’ailleurs que les surréalistes invitaient à se mettre en état de grâce avec le hasard…

R.O. Les surréalistes voulaient échapper à la société bourgeoise catholique traditionnelle, qui était étouffante, et redécouvrir des zones de liberté et de poésie. Pour beaucoup, il semble acquis que la magie et l’insolite se trouvent à des milliers de kilomètres de chez soi. Je pense que le dépaysement est surtout une affaire de regard. Pour Louis Aragon, il s’agit d’un regard d’enfant, pas encore contaminé par le préjugé, la convention, les règles et tout ce qui nous empêche de voir.

ELLE. Comme eux, vous appelez à retrouver le merveilleux du quotidien, mais quel est-il ?

R.O. Ce sont des micro-fugues qui permettent de s’extirper de son emploi du temps pour écouter le murmure du monde, ressentir les choses, ou profiter simplement du fait de vivre. Quand un rendez-vous s’annule, par exemple, cela inspire beaucoup de contrariété, alors que ces quelques heures gagnées sur l’agenda offrent un peu de liberté. Soudain, une page blanche s’offre à vous. Le charme de l’imprévu redouble toujours notre sensibilité au monde.

ELLE. Est-ce une manière d’échapper à son destin ?

R.O. Nous avons tous une vie programmée idéale, mais que nous suivons souvent sans être heureux. Il s’agit moins d’une vie choisie que dictée par la pression sociale. Et les micro-échappées donnent enfin accès à une existence en contrebande. C’est une révolte calme plus qu’une révolution. En tant que sociologue, je fais des enquêtes au cours desquelles les gens disent aimer s’évader dans des séries, et donc dans l’imaginaire. Il y a aussi un fantasme très présent de la grande évasion : changer de vie, de métier, de pays, mais cela demande un bouleversement énorme. Je plaide pour les échappées. Ce sont des parenthèses essentielles.

ELLE. Les rencontres dues au hasard permettent-elles aussi cette évasion ?

R.O. Elles offrent des relations qui ne sont plus bridées par les règles sociales. Vous êtes en quelque sorte vous-même. C’est pour cela que j’apprécie les aéroports : vous pouvez parler à des gens et puis vous ne les revoyez plus jamais. Nous sommes tous mis à nu. Selon le philosophe Hartmut Rosa, nos vies soumises à la technologie nous font perdre notre capacité à résonner avec le monde, car la résonance ne peut se concevoir sans imprévu. La résonance, c’est quand vous ne savez pas ce qui va vous arriver, ni qui vous allez rencontrer.

ELLE. Et le hasard doit s’apprendre, dites-vous… R.O. Selon le philosophe Walter Benjamin, il faut toute une éducation pour se perdre dans une ville.

Ce qui est paradoxal, puisque nous dirions surtout qu’il faut apprendre à s’orienter. Ce que j’en retire est qu’il faut apprendre à se laisser aller, en maintenant ouverte la possibilité de choisir une direction qui nous émerveille. Raison pour laquelle les pannes, retards et annulations devraient être vus comme des sésames : c’est quand l’ordre social se dé règle que les choses deviennent intéressantes.

ELLE. À part marcher sans but, quels autres moyens offrent les micro-évasions ?

R.O. Les moyens de remettre du merveilleux et de l’inattendu dans nos vies sont infinis, il suffit d’être animé par cet état d’esprit. On peut prendre un bus au hasard : vous vous laissez porter, puis vous changez de bus, et vous rechangez encore. En s’asseyant sur un banc et en fermant les yeux, vos sens et votre imagination s’emballent, et même si l’expérience est courte, vous vous sentez mieux.

ELLE. Vous pratiquez souvent les micro-évasions ?

R.O. Très souvent, même si j’ai aussi une vie professionnelle. D’ailleurs, je pense parfois que si l’on ne travaillait pas, nous n’aurions pas le plaisir de ces évasions. C’est parce que nous avons passé une journée intense qu’elles offrent d’autant plus de plaisir ou de bien-être. Ce sont les interstices qui permettent de rester en contact avec l’essentiel.

« L’ÉCHAPPÉE BELLE, L’ART DE S’ÉVADER UN PEU CHAQUE JOUR » et « LA SOCIÉTÉ TRÈS SECRÈTE DES MARCHEURS SOLITAIRES », de Rémy Oudghiri (éd. Puf).

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