Santé

Alice et les infidèles : « Mon rendez-vous m’a fait prendre conscience de la fidélité »

Lorsque j’étais étudiante, au début des années 2010, j’habitais une petite chambre mansardée avec toilettes sur le palier au 5 rue de la Fidélité, près de la gare de l’Est. De mon velux je pouvais voir, en me hissant sur la pointe des pieds, la façade de l’hôtel juste en face. C’était un hôtel comme on en trouve dans le sillage des gares des grandes villes. Un hôtel triste avec des chambres blafardes, louées à prix modique, dont certaines étaient habitées à l’année.

Celle du quatrième était occupée par un obèse dont je pouvais, depuis mon perchoir, seulement apercevoir le bas du corps. L’homme était perpétuellement étendu sur son lit, le zgueg à l’air, été comme hiver, incapable de se mouvoir. Sa télé était constamment allumée. Parfois, quand je rentrais le soir, je le surprenais en train de se tripoter la nouille d’une main molle et empotée, dans la lumière bleutée qui émanait de l’écran fixé au mur. Un jour de septembre que je rentrais de mes vacances estivales, j’ai trouvé l’hôtel bardé d’échafaudages métalliques. Les chambres avaient été entièrement vidées de leurs locataires, priés d’aller se palucher ailleurs.

La rénovation de l’immeuble dura tout l’hiver. Quand je levais le nez de mon mémoire de recherche (dont le titre était « Le conflit du Haut-Karabakh : bilan & perspectives », c’est dire si j’avais de l’ambition à l’époque) pour regarder les ouvriers travailler par le vasistas, je me demandais ce qu’était devenu cet homme « tout nu ». Où créchait-il désormais ? Comment subsistait-il ? Où en était sa libido ? Je n’ai jamais eu de réponse à ces questions. J’ai fini par déménager au printemps, juste avant que l’hôtel ne rouvre ses portes – j’avais décidé d’embrasser la rive gauche avec celui qui allait devenir mon mari.

Un paysage mémorable

C’est donc avec une certaine curiosité nostalgique que je me présente, ce matin, rue de la Fidélité où Sombre Désir, un agent immobilier de 33 ans, m’a rencardée. Le fait de retrouver un parfait inconnu hameçonné sur Gleeden, ce site pour infidèles, rue de la Fidélité, ne m’a même pas fait tiquer tant j’étais excitée à l’idée de retrouver le quartier qui a servi de décor à ma jeunesse.

Depuis le trottoir côté Pharmacie du Soleil, où je me procurais jadis mes pilules du lendemain, je mesure le changement. Le deux-étoiles miteux est devenu l’Hôtel Grand Amour, un de ces havres hermétiques pour bobos blasés devant lequel patientent accroupis des livreurs Deliveroo, sonnés par l’effort et la canicule, le regard perdu dans les roues de leurs Vélib’. Je slalome entre les pauvres hères et pénètre dans l’hôtel.

À l’intérieur, je localise mon « date » engoncé dans un costume bleu roi qui pianote sur son smartphone devant un café. J’inspire un grand coup pour me mettre dans mon personnage. Je ne suis plus Lisa la pigiste fauchée mais Alice la mère de famille en quête de sexe débridé dans des « lieux insolites » selon l’expression consacrée sur la plateforme. Je viens me planter à sa hauteur et lui tend une main franche :

« – Enchantée, Alice ! »

Il me répond au premier degré :

« – Sombre Désir, enchanté. »

« – On peut peut-être s’appeler par nos prénoms ? », je suggère en m’asseyant.

« – Je préfère garder ça secret. »

Je me mords la langue pour ne pas rire. Vraiment, croyez-moi, c’est difficile. Sombre Désir repose son téléphone sur la table pour me signifier que j’ai désormais toute son attention. Sans se départir de son sérieux il me sonde :

« – Alors comme ça, tu es prête à expérimenter. »

« – Ouais, grave ! »

« – T’as combien de temps devant toi ? »

« – Toute la matinée. »

« – OK, voilà le plan. »

Pas une minute à perdre

SD déverrouille son téléphone et le fait pivoter sous mon nez. De l’index, il fait défiler les photos d’une annonce immobilière. Un bel appartement de 90 mètres carrés avec poutres apparentes, tomettes au sol et accès privatif au toit. Le tout pour 1,2 million d’euros. Il remballe son téléphone dans sa poche de veste. Il précise :

« – Je viens de le rentrer. Refait à neuf. Vue de maboule. Ça te plaît ? »

« – Heu, il faut d’abord que je voie avec mon banquier… »

Il poursuit sans relever la blague :

« – C’est juste en face. Au numéro 5. »

Le numéro 5… Truc de fou ! Sombre Désir me propose d’aller baiser chez moi, enfin dans l’immeuble que j’habitais étudiante ! Mon cœur se met à cogner dans ma poitrine. Je demande à revoir l’annonce. Il s’exécute. Les doigts tremblants, je clique sur la première image. Un vaste salon où trônent un piano à queue immaculé ainsi qu’un full-set de Togo de chez Ligne Roset.

« – Le proprio a racheté toutes les chambres de bonne, me précise SD. Il a tout pété. Un an et demi de travaux. »

Je réponds sans détacher mes yeux de la « suite parentale » tapissée de jonc de mer :

« – C’est beau. »

« – T’imagines pas comment j’ai galéré pour avoir le mandat. Le mec, j’étais prêt à le sucer ! »

J’en ai aimé des corps, dans cet espace minuscule

Je lui rends son portable. Je suis triste. Ma chambre d’étudiante a disparu, engloutie par le temps, broyée par la gentrification. Je repense à mon emménagement, juste avant la victoire de François Hollande, en 2012. Sur la place de la Bastille, ivre d’alcool et de joie, j’avais chopé un mec random que j’avais ramené dans ma studette. On s’était aimé passionnément sur mon lit simple qui avalait tout l’espace. Sa langue avait le goût du Pastis 51. On avait passé le reste de la nuit, nus et entrelacés, à écouter la ferveur populaire de la rue. À travers le velux, on voyait des étoiles filantes. On était comme gonflés à l’helium du bonheur.

Je n’ai jamais revu le garçon de la Bastille. Après lui, ça a été le défilé, et d’un autre genre que celui des Champs-Élysées. Chaque week-end, un mec différent montait les escaliers en titubant puis les redescendait quelques heures plus tard en sifflotant – enfin, c’est ce que j’aime à croire, en tout cas, je n’ai jamais reçu de plainte. J’en ai aimé des corps, dans cet espace minuscule, qui était mon monde. Mon monde à moi. Mon tout, tout petit monde. Pour 590 euros par mois.

Rencontre sensationnelle

Quelque temps plus tard, mes voisins du 4e, un couple de primo-accédants très sympas, m’ont invitée à leur pendaison de crémaillère. Je me suis pointée en pyjama vers 2 heures du matin. Au milieu du salon, un grand type dégingandé dansait comme un fou sur les tomettes, en tapant du pied. Il tenait à la main un verre de Gin Tonic qui giclait sur les convives au rythme de « Jump Around » de House of Pain. Virginie, la propriétaire, a fini par couper la musique pour lui hurler dessus :

« – Putain mes tomettes bordel ! Fais gaffe ! »

« – Ça vaaaa… » a répondu le type, complètement torché.

« – Nan ça va pas. Tu sais combien vaut le mètre carré dans le quartier ? » a rétorqué Virginie (elle bossait dans la finance).

« – La propriété, c’est le viol ! », a décrété l’énergumène, visiblement très content de sa saillie.

Je vous passe les détails mais il a fini dans mon lit. Je suis tombée raide dingue de ce gars, à tel point que six mois plus tard, je l’ai demandé en mariage et lui ai fait deux enfants dans la foulée. Aujourd’hui, on est les heureux propriétaires d’un superbe trois-pièces dans le XIVe arrondissement. Comme quoi, on est jamais à une contradiction près.

« – Tu veux boire un truc ou on y va direct ? » me sonde Sombre Désir en rajustant ses boutons de manchette.

« – On y va ! »

Je suis beaucoup trop excitée à l’idée de revenir sur les lieux de mon glorieux passé.

On se lève pour aller régler au bar. Je profite du fait que SD paye son café pour m’éclipser aux toilettes. Il me glisse d’une voix grave et sensuelle :

« – Reviens vite, j’ai hâte… »

Pas du tout ma came mais pourquoi pas…

Accroupie au-dessus de la cuvette, j’essaie de collecter mes pensées. Même si Sombre Désir a des goûts de chiottes en matière de costards, il est vraiment pas mal fait de sa personne. Grand, blond, sportif, nez conquérant, regard bleu acier. On tape quand même, par rapport à tous les mecs de Gleeden, dans le haut du panier. Il ressemble un peu à Martin, l’aîné des frères Kretz, dont la famille, spécialisée dans l’immobilier de luxe, incarne l’émission «  L’Agence », sur Netflix. Pas du tout ma came mais pourquoi pas… Et puis, c’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de se faire trousser comme une domestique dans son ex-chambre de bonne. Quelque part, je n’aurais pas vraiment l’impression de tromper mon mari en le faisant. On dira que je suis tombée dans une faille spatio-temporelle, avec lit king-size Sofitel et douche à l’italienne en plus. Je tire la chasse.

Soudaine remise en question

En même temps, Sombre Désir est de droite. Ça ne fait pas un plis. Dès lors, jusqu’où suis-je prête à aller pour assouvir mon fantasme immobilier ? Vais-je réussir, pendant l’action, à oublier mes principes, mes valeurs, tout ça pour un peu de plaisir avec ce commercial de chez Espaces Atypiques ?

Les agents immobiliers ne sont-ils pas, avec les banquiers et les pompiers, la pire espèce ? Je sais, je sais. Vous vous demandez pourquoi j’ai mis pompiers et pas chauffeurs de taxi dans mon Top 3 des Métiers les Plus Détestables. Comment vous dire… j’ai horreur des pompiers. C’est comme ça. Je ne les ai jamais sentis. Le pompier, pour moi, c’est ce gros beauf body-buildé qui te met un doigt au lieu de te sortir de ton coma éthylique. Quand il n’essaie pas de s’introduire chez toi pour te refourguer un de ces horribles calendriers avec un panier de chatons dessus. Non merci. C’est pour ça qu’étudiante, j’ai toujours évité les casernes le soir du 14-Juillet. Trop peur de me faire agresser.

Je me lave les mains. Dans le miroir, je me pose une dernière fois la question : Lisa, es-tu vraiment prête à vendre ton âme au diable pour t’envoyer en l’air sur un Togo en cuir crème à 4 000 balles ? Sérieusement ? T’es vraiment devenue cette meuf-là ? Franchement, tu me déçois. Je repense à mon mec dans cette soirée, il y a dix ans, face à mon ex-voisine Virginie : « La propriété, c’est le viol ! » Non, je ne peux lui faire ça. Je veux dire : je peux le tromper mais pas le trahir. Je peux coucher avec un zadiste à la rigueur, mais pas avec un agent de chez Junot en De Fursac.

Une autre idée me vient. Je pourrais proposer à mon mec de nous rejoindre en prétextant que j’ai déniché une pépite sur Seloger. Avec un peu de chance, la visite pourrait se terminer en plan « candau » ( lire l’épisode précédent). Ça lui fera des souvenirs, à lui aussi. Il faut dire qu’on en a passé, des soirées à mater cet homme « tout nu » sous un plaid en partageant une cup de nooldles réchauffées. Notre série préférée. Mais mon mari ne voudra jamais. Il va me dire qu’on est déjà surendettés et que 1,2 million pour 90 mètres carrés à Gare de l’Est, c’est l’arnaque du siècle. Non, je dois dire à Sombre Désir qu’on m’attend ailleurs, trouver une excuse pour esquiver. Je passe mes mains sous le Dyson et ressors des chiottes.

Bon débarras

Au bar, personne. Sombre Désir s’est volatilisé. Je regarde autour de moi, un peu perdue. Je ne le vois nulle part. La serveuse m’alpague depuis son comptoir :

« – Votre ami a dû filer. Une visite urgente. Mais si vous souhaitez l’attendre, il vous invite. Prenez ce que vous voulez. »

Quelle enflure ! J’ai envie de gifler sa petite gueule d’héritier. Je savais qu’on ne pouvait pas faire confiance à un type payé à la commission. Ces agents immobiliers, ça ne pense qu’à une chose : l’argent. En même temps, moi aussi même si j’en gagne peu. Cela dit, c’est assez élégant de sa part d’avoir pensé à m’offrir un verre. Ça a une certaine classe. Je prends place sur le tabouret haut et commande, à ses frais, une flûte de champagne.

La serveuse fait sauter le bouchon d’un Moet & Chandon et verse les bulles dans la flûte. Je les regarde remonter à la surface à travers le verre. Je croise le regard du manager au bout du bar. J’ai la sensation désagréable d’être une pute. Mais ce n’est pas ça qui me dérange. Non, ce qui me dérange, c’est d’être une pute gratuite. Une escort non déclarée. Concrètement, je poireaute en attendant de me faire sauter par un type qui n’aura eu à débourser en tout et pour tout que 18 euros pour une pauvre conso. À peine le tarif d’une fellation. Sans compter la com’ qu’il va palper après la vente de l’appartement. Mon appartement. Et il voudrait, en plus, que je lui taille une flûte ? Sur ce, je la siffle et je me casse.

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