Santé

Allô, Giulia ? « J’ai été violée et je ne sais pas comment je vais pouvoir récupérer mon corps »

« Chère Giulia,

Un jour, j’ai été violée. J’avais 14 ans. Avant ce viol, j’avais déjà eu des relations amoureuses et sexuelles, mais à partir de ce jour-là, tout a changé. Mon rapport aux mecs, mon rapport au sexe, mon rapport à mon propre corps. Tout a changé, mais alors c’est quoi la suite ? Quand et comment je vais pouvoir récupérer mon corps ? Comment je vais appréhender mes émotions, accueillir mes sensations, lors de la prochaine relation ? Comment réagiront mes partenaires, quand je leur dirai qu’un jour, j’ai été violée ? “Tu as été violée, donc tu es un terrain impraticable” est sorti de la bouche d’un de mes ex. Si même mon partenaire “pense” comme ça, comment je vais pouvoir retrouver mon moi ? Est-ce qu’il peut avoir raison ? Est-ce que cette sensation de se sentir dégueulasse, partira un jour ? Est-ce que la culpabilité partira ? Est-ce que la puissance, l’assurance, la confiance personnelle reviendra ? Est-ce que la joie et l’apaisement reviendront ? Parce que ça y est, j’ai enfin accepté que “ça” soit arrivé, et c’est comme ça, et je ne peux pas l’effacer. Mais les questions restent. Et qu’est-ce que je fais de toutes ces questions ? » – Marine, 28 ans. 

« Chère, si chère Marine, 

Ces questions, vous me les posez, et vous faites bien. À moi, ou à d’autres, vous faites bien de parler. La parole est notre seule arme, quand le silence est le bouclier qui, depuis toujours, protège les agresseurs. C’est parce qu’ils pensent qu’on se taira qu’ils violent. Et l’histoire leur a, longtemps, trop longtemps donné raison. Vous n’en avez pas encore tout à fait conscience, Marine, mais vous vous attaquez, là, à un système millénaire, aussi bien huilé que verrouillé : la mise à disposition du corps des femmes, assujetti à ces fameuses pulsions masculines, qui donneraient aux hommes la maturité affective d’un chiot, incapable de se maîtriser. Toutes nos civilisations ont été construites sur la faiblesse de leur volonté et la force nos appâts. À nous de les cacher – et de nous voiler – pour qu’ils ne succombent pas. À nous de nous soumettre, quand ils en ont envie, et quelques décennies de féminisme n’effaceront malheureusement pas, entre autres choses, le code Napoléon qui, très clairement, il y a à peine deux siècles, nous plaçait sous la tutelle des pères et des maris, avec à peu près autant de valeur, de droits, de liberté, qu’un bout de canapé. Nous sommes les héritiers de cette pensée là et, qu’on le veuille ou non, elle imprègne, encore, notre inconscient collectif. 

Résultat des courses : si viol il y a, soit, ça n’est pas si grave, parce que dans la nature des choses… Soit, à défaut d’être parfaitement coupables, nous sommes, nous, à minima co-responsables – le fameux “elle l’a bien cherché”, vous voyez ? En fait, votre ex n’a rien inventé : pendant des siècles, les femmes qui subissaient ce type de violences allaient devoir en porter les stigmates, à vie. Elles avaient été souillées, alors elles étaient sales. Et même punies, exactement comme celui qui les avaient violées : bannies de la cité, plus de place pour elles dans la vraie vie. Alors, plus jamais elles ne pourraient aimer ou être aimées. Plus jamais elles ne pourraient rire, respirer librement ou jouir. Elles avaient fauté, elles prendraient perpétuité. Alors évidemment, dans ce contexte-là, on comprend bien que sur les 97 000 femmes violées encore chaque année en France, seules 10% portent plainte. On se tait pour se protéger. On se tait par peur du rejet. On se tait pour avoir un semblant de paix. 

Sauf que ça bouge, Marine, ça bouge… Doucement, douloureusement, mais vraiment. Grâce, à ces centaines de milliers de femmes qui tweetent #MeToo depuis cinq ans exactement – pour ne parler que de l’Histoire récente. Elles disent stop, notre corps ne vous appartient plus. Stop, nous ne nous tairons plus. Stop, nous ne nous cacherons plus. Alors, lentement, sûrement, elles feront un jour bouger ces institutions politiques, judiciaires, policières, encore trop sourdes à cette parole-là. Un jour, elles emboîteront le pas à toutes ces femmes. Un jour, on nous entendra. Et quand je dis “nous”, je pense “nous”. Comme dans “nous toutes” et comme dans “vous et moi”. 

J’ai été violée, Marine, et comme vous, je me suis sentie sale. Et j’ai eu honte. Et j’ai eu peur. Peur de ne plus jamais retrouver mon corps, éparpillé en mille morceaux sur le goudron d’un parking de campagne. Peur de ne plus jamais retrouver mon moi, écartelé dans ce monde où plus rien ne tenait debout, où tout avait basculé dans le non-sens le plus complet – car comment peut-on, seulement, utiliser le corps d’un autre comme support, outil, objet de ses fantasmes, y assouvir sa haine, y déverser sa violence, comment ? Non-sens. Non-sens le monde autour qui ferme les yeux et se bouche les oreilles. Non-sens ceux qui vous accablent, encore, quand vous tentez seulement de vous relever… Comme vous, j’ai bien cru ne jamais plus y arriver. À quoi ? À rien. Du tout. Et puis, la lumière est revenue dans ce noir qui avait tout teinté : j’ai connu les chiffres, j’ai appris les faits, j’ai compris l’Histoire, et j’ai pu replacer la mienne, d’histoire, dans un système qui, très largement, me dépassait. Si nous étions si nombreuses, et depuis si longtemps, alors, non, le problème ne pouvait pas venir de moi. La honte ne pouvait pas être de mon côté, et encore moins la culpabilité. 

Petit à petit, les choses se sont remises à leur place. Les coupables sont devenus coupables. Les victimes, victimes. J’en étais une. J’en avais été une, du moins ce soir-là. Et une fois ces mots posés, sur moi, les autres sont revenus. Ceux qui m’ont rappelé que je n’étais pas que ça. Que rien, ni personne ne pouvait me réduire à “ça”. Que j’avais eu une vie avant : de loin, elle me revenait et me racontait que j’aurais une vie après… Je l’ai eue. Je l’ai et je ne n’en voudrais pas d’autre. Vous l’aurez. Et oui, oui, oui, si chère Marine, vous rirez de nouveau, je vous le promets. C’est un chemin, cet “après”. Il peut être long, chaotique, escarpé parfois. Il peut être lent, et certainement trop lent pour toutes celles qui, comme vous, comme moi, n’avez rien demandé. Mais il est. Et vous êtes dessus, puisque vous m’écrivez. La suite, c’est vous qui vous la construirez, avec la force de celles qui ont survécu. Elle est prodigieuse, cette force, croyez-moi. Elle vous viendra. Je vous embrasse, si fort, Marine – et votre ex, si je le croise, je me chargerai personnellement d’en faire un terrain impraticable depuis les rotules. »

Continuer la lecture

close

Recevez toute la presse marocaine.

Inscrivez-vous pour recevoir les dernières actualités dans votre boîte de réception.

Conformément à la loi 09-08 promulguée par le Dahir 1-09-15 du 18 février 2009 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel, vous disposez d'un droit d'accès, de rectification, et d'opposition des données relatives aux informations vous concernant.

Afficher plus
Bouton retour en haut de la page