Santé

C’est mon histoire : « Au secours, mon fils est un harceleur »

MOINS JOYEUX que d’habitude

« J’ai pas envie d’aller à l’école », me répète Lucas chaque matin depuis des semaines. Et chaque matin, je lui rétorque : « Mais si, tu sais bien que c’est important ! » Lucas n’insiste pas, et je ne m’inquiète pas davantage. Pourtant, je trouve mon fils unique chéri moins joyeux ces derniers temps. Lui d’ordinaire si sociable n’invite plus ses copains à la maison et ne nous raconte plus, pendant le dîner, les mille et une anecdotes de sa journée de classe ou ses fous rires avec son ami Hugo… Mais quand je lui demande s’il va bien, Lucas m’assure que « oui » en s’agaçant : « Je ne suis plus un bébé, j’aimerais qu’on me fiche la paix ! » Mon mari me dit de ne pas m’inquiéter.

Votre fils est un harceleur !

À bientôt 10 ans, notre fils grandit, on lui laisse davantage de responsabilités – il rentre seul de l’école depuis cette année – et il est sans doute tiraillé entre son enfance qui s’éloigne et l’adolescence qui approche… Je ne suis pas totalement convaincue par cette explication mais, rassurée par ses bons résultats scolaires et accaparée par mon métier d’architecte, je décide de m’en accommoder. Alors quand son enseignante, réputée sévère, me convoque un lundi soir séance tenante, je me dis qu’il y a probablement un souci avec cette dernière, ce qui pourrait expliquer l’attitude de Lucas. « Votre fils est un harceleur ! », me lance-t-elle abruptement tandis que je m’installe dans sa classe. « Qui le harcèle ? », je m’enquiers, persuadée d’avoir mal compris. « Il s’agit de votre fils », me répond-elle en plantant ses yeux dans les miens.

Puis elle développe : depuis environ deux mois, Lucas a pris en grippe une fillette du CE1, il profite des récréations pour régulièrement la traiter de « bigleuse » et d’« intello », la bousculer ou lui faire tomber ses lunettes, dont une branche hier s’est cassée. Je suis stupéfaite : comment Lucas, mon grand bébé au caractère si doux et si sensible, pourrait-il agresser une enfant de 8 ans ? « C’est impossible », dis-je à voix basse, les joues en feu. Mais l’enseignante est formelle, la petite, qui s’était tue jusqu’à présent, a fini par tout révéler à ses parents qui la questionnaient sur ses lunettes abîmées. Elle m’apprend aussi que Lucas a été convoqué cet après-midi dans le bureau du directeur pour s’expliquer, et qu’il a refusé de s’exprimer. Il s’est tout juste excusé du bout des lèvres auprès de la petite et ne semble pas avoir mesuré la gravité de la situation. Elle conclut en me disant que Lucas, habituellement bon élève et sans histoire, s’en sort pour le moment avec une privation de récréations pendant une semaine, mais que je dois avoir une sérieuse discussion avec lui pour qu’il se ressaisisse…

« POURQUOI BRUTALISES-TU cette petite fille ? »

Déconcertée, je rentre à pied à la maison, déplorant de ne pouvoir joindre mon mari, en déplacement professionnel pendant dix jours à l’autre bout du monde. Tandis que Lucas fait ses devoirs dans sa chambre, je m’attelle à la préparation du dîner en m’efforçant de reprendre mes esprits. Un peu plus tard, alors que nous sommes tous deux attablés devant sa quiche préférée, je me lance : « Lucas, ton enseignante m’a convoquée, et ce que j’ai appris me peine beaucoup. Pourquoi brutalises-tu cette petite fille, que t’arrive-t-il ? » Un court silence, Lucas ouvre la bouche puis se ravise, avant d’éclater en sanglots et de quitter la table. Lorsque je le retrouve dans sa chambre, il a séché ses larmes et, spontanément, me promet de ne plus embêter la petite élève.

Comment ai-je pu à ce point me tromper sur la personnalité de mon enfant

Avec une certaine lâcheté, je choisis alors de remettre à plus tard notre explication. Mais le surlendemain, je reçois à nouveau un appel de son enseignante. Lucas a réitéré ses moqueries, assorties de menaces : « Si tu le dis, je te frappe ! » Il a opéré ce matin devant l’école, pensant sans doute ainsi échapper à la vigilance du corps enseignant ; or, la maman de la petite fille l’a pris en flagrant délit. « C’est très grave », martèle mon interlocutrice. Elle me parle ensuite de sanctions, de risque d’exclusion, mais ses mots me parviennent confusément, je n’écoute plus vraiment… Ce jour-là, j’annule mes rendez-vous avec mes clients et me calfeutre chez moi pour appeler une amie psy. En faisant passer Lucas pour la victime, je lui demande à quoi ressemble un enfant qui en persécute un autre. « Manipulateur », « peu empathique », « malheureux dans sa famille »… les portraits qu’elle m’en fait me dépriment. Comment ai-je pu à ce point me tromper sur la personnalité de mon enfant, qu’avons-nous raté dans son éducation ? Joint au téléphone la veille, mon mari a sous-estimé le problème – « Ce sont des gosses ! » – tout en me culpabilisant : « Tu arrives tard le soir, Lucas est seul jusqu’au dîner, c’est déstabilisant pour un enfant de 10 ans ! » Merci beaucoup pour le soutien…

Mais il n’a peut-être pas tout à fait tort, et je décide, pour une fois, d’attendre mon fils à la sortie de l’école. Je rejoins l’attroupement de parents et de nounous qui patientent sur le trottoir quand, soudain, je vois mon Lucas sortir à la hâte de l’école dont les portes viennent de s’ouvrir. Accompagné de son ami Hugo, il s’élance en direction de la maison, ployant sous son lourd cartable. Alors que j’accélère le pas pour les rejoindre, une jeune fille me dépasse en courant, talonnée par trois autres adolescentes. Sidérée, je la vois foncer sur Lucas, et dans un grand éclat de rire l’attraper par son cartable et le faire tournoyer comme une toupie. Mon garçon ne moufte pas, le visage blême, tandis que son ami se tient à l’écart, comme résigné. Enfin elle le lâche, et Lucas tombe à terre, encerclé par les quatre ados qui rient bruyamment tout en l’insultant grossièrement. Ulcérée, je bondis sur les filles en hurlant, ce qui les fait instantanément détaler ! Mon fils encore à terre et groggy me regarde avec étonnement, puis ses grands yeux se remplissent de larmes. Il se jette dans mes bras en sanglotant, et je pleure aussi…

HARCELEUR ET… harcelé

Ce soir-là, à la maison, Lucas se livre enfin. Il parle vite, comme soulagé, avec une vivacité retrouvée : l’adolescente qui l’a agressé fréquente le collège situé non loin de son établissement. En début d’année, elle lui a demandé de l’argent alors qu’il s’apprêtait à entrer chez le boulanger après l’école. Lucas a refusé, il avait juste de quoi acheter son goûter. Alors la gamine, escortée de sa bande, l’a insulté et lui a ordonné de revenir avec des sous le lendemain, et surtout de ne rien dire à ses parents… Depuis, Lucas lui donne donc régulièrement l’argent de son goûter, après l’immuable rituel d’insultes et de bousculades auquel j’ai assisté.

Lucas se tait un instant, puis poursuit : « Maman, je ne sais pas ce qui m’a pris pour la petite fille. La première fois, quand je l’ai bousculée sans faire exprès, elle m’a crié dessus. Alors j’ai recommencé pour l’embêter… et ça m’a fait du bien, j’ai eu l’impression de me venger de la collégienne, de me sentir plus fort… » Il a encore fallu du temps pour que les choses s’apaisent. Pour que Lucas comprenne que ses tourments ne l’autorisaient pas à persécuter cette fillette. Et nous, ses parents, avons dû nous interroger sur notre incapacité à déceler la souffrance de notre fils, sans doute trop accaparés par nos jobs respectifs. Cela nous a valu à tous quelques mois d’une psychothérapie salutaire ! Aujourd’hui Lucas a 24 ans, s’est réjoui que le harcèlement soit devenu un délit pénal en mars 2022 et se destine au métier d’avocat spécialisé en droit du travail. Et vous savez quoi ? Il aimerait tout particulièrement aider les salariés victimes de harcèlement moral…

Continuer la lecture

close

Recevez toute la presse marocaine.

Inscrivez-vous pour recevoir les dernières actualités dans votre boîte de réception.

Conformément à la loi 09-08 promulguée par le Dahir 1-09-15 du 18 février 2009 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel, vous disposez d'un droit d'accès, de rectification, et d'opposition des données relatives aux informations vous concernant.

Afficher plus
Bouton retour en haut de la page