Santé

C’est mon histoire : « Je n’ai jamais dit que j’avais gagné au loto »

3 MILLIONS, le casse du siècle

C’est l’orgueil qui me fait cocher mes premières grilles, juste après ma titularisation comme institutrice en zone d’éducation prioritaire. Pour ne pas avoir à quémander à mes parents une rallonge pour finir le mois. Ils sont pourtant généreux, grâce au très rentable patrimoine immobilier familial, mais ils considèrent ma vocation comme un manque d’ambition et me le serinent à coups de « Tu aurais pu soutenir une thèse et enseigner à l’université plutôt qu’en primaire ou, a minima, passer l’agrégation ». Chez moi, tout le monde est médecin, chirurgien, avocat ou occupe un poste assurément prestigieux. Je suis leur vilain petit canard. Et, circonstance aggravante, de mon plein gré. Du coup, j’ai préféré miser sur le hasard pour mettre du beurre dans les épinards de mes 1 800 euros mensuels.

Le vent tourne dans ma vie, pas dans la leur

L’insolence des sept chiffres qui s’étalent sur mon compte ce matin d’octobre me donne raison. 3 000 000 euros ! Le casse du siècle depuis mon Clic-Clac ! C’en est fini de racler les fonds de tiroir pour vivre ma vocation. J’ai envie de partager ma joie, mais le pressentiment que mes parents, ma soeur et mon frère sont capables de mal le prendre, et même d’y voir une provocation, me retient. La petite instit aussi nantie qu’eux, ça chamboule leurs schémas. Je vois déjà ma soeur, avocate fiscaliste, s’étrangler : « Et tu as misé combien ? Pas 3 euros quand même ? », car quand elle joue, elle, c’est à une table de casino chic. Avec tous les exilés fiscaux dans son escarcelle, elle a de quoi claquer ! Mon frère, interne en chirurgie, va faire son Calimero : « Je n’ai même pas le temps de jouer, il n’y a vraiment pas de justice », alors qu’il est entretenu et logé avec sa femme par mes parents – l’hôpital ne lui permettant pas d’assurer leur train de vie. Quant à mes amis, ils sont aussi fauchés que je l’étais et, s’ils vont sauter de joie pour moi dans l’instant, comment ma chance pourrait-elle ne pas leur laisser un goût amer ? Mes cadeaux et mes invitations en vacances ne vont pas régler leurs factures. Le vent tourne dans ma vie, pas dans la leur.

Si j’avais gagné 10 millions, j’en aurais dispatché aux uns et aux autres. Trois millions, c’est beaucoup, mais pas au point de jouer les tiroirs-caisses open bar auprès de tous. Une petite voix me dit que notre amitié risque d’en prendre un coup. Au mieux, je serais radine, au pire, égoïste. Je cogite à fond, dans une douce fébrilité, faite d’un bonheur encore irréel, pendant que les enfants déclament leur poésie. Honte à moi ! C’est alors que je reçois le premier d’une longue série de messages de drague bancaire indigeste de mon conseiller clientèle. O.K., l’argent vrille les têtes. Je vais attendre la fin du weekend pour le dire. De toute façon, je suis seule. Mon amoureux m’a quittée quelques mois plus tôt sur le quai du ferry pour la Corse, il a soudain réalisé qu’il ne m’aimait plus. Aussi, pour mes débuts de millionnaire, je m’éclipse dans une abbaye reconvertie en hôtel 5 étoiles. Le dimanche soir, tout est limpide : « Après tout, rien ne presse, avec trois tirages par semaine, je peux le dire n’importe quand, on ne va pas me demander le ticket pour vérifier la date. »

SAUMON FUMÉ, vêtements de marque…

Je glisse ainsi dans un monde parallèle, fait de circonvolutions et de mensonges aussi saugrenus que clownesques pour effacer les indices de mon délit de richesse. Chaque fois que j’achète des macarons, des ganaches, de l’épicerie fine et du saumon fumé hors de prix, résolument inaccessibles pour une instit, du moins à cette fréquence, je descends illico les emballages dans le local à poubelles. Pas question qu’un ami tombe dessus dans la mienne. C’est bien connu, une poubelle trahit autant qu’un détecteur de mensonges.

J’ai songé à intervertir les boîtes avec celles d’une marque de supermarché, mais j’ai trouvé cela trop glauque. Une ribambelle de cloches à gâteaux de toutes les tailles et de bocaux accueillent donc dans l’anonymat mon butin. Pour les objets et les vêtements onéreux, l’alibi est simple : pour mes amis, ce sont des cadeaux de mes parents. Et pour ces derniers, la mère d’une amie me fait profiter des sacrés bons plans de son comité d’entreprise. J’ai enfin savouré la cour de récréation en hiver grâce à la chaleur tropicale de ma parka Canada Goose à 1 750 euros. Un extracteur de jus, un robot-aspirateur, un vrai four, le robot qui cuisine tout seul, des bottes cavalières Hermès, un piano droit, un nouvel ordinateur, etc. — 21 000 euros dépensés la première semaine ! — rejoignent mon studio. Pour offrir des cadeaux, je m’invente des cours privés, donnés aux enfants d’un richissime chef d’entreprise durant les week-ends et les vacances. Et je fais d’une pierre deux coups ! Je justifie ainsi mon nouveau pouvoir d’achat et mes voyages, puisque j’accompagne mes supposés élèves.

Ça devient rocambolesque quand j’oublie mes mensonges 

Pour les très gros présents — maroquinerie de luxe, ordinateur… —, j’ai un filon très avantageux : les ventes privées auxquelles ma soeur me convie. Ou je dégaine l’argument de la promo exceptionnelle. Mais ce que je préfère, ce sont les cagnottes collectives à l’ancienne, dans une enveloppe. Je les gère, ce qui me permet de les compléter, ni vu ni connu. Ainsi, nous étions douze à offrir une bague Pomellato à une amie pour ses 40 ans, pour laquelle j’ai ajouté les 3 200 euros manquants. Le plus souvent, j’embarque mes copains en vacances. Je loue une maison, qui devient la supposée propriété d’amis de mes parents, « qui ne veulent pas la laisser inhabitée et, d’ailleurs, ils nous remercient d’en assurer le gardiennage ». En week-end, j’ai des prix réduits grâce à ma soeur, qui est actionnaire du groupe hôtelier. Il m’arrive de partir seule. Et je fais des rencontres. C’est fou ce qu’il y a comme riches esseulés, de tous âges, dans les palaces. Des aventures sans lendemain, car je retrouve tous les codes dans lesquels j’ai baigné, et ces hommes, chez qui rien ne dépasse et qui fantasment business plan au saut du lit, ne me font pas vibrer.

DES MENSONGES exténuants

Ça devient rocambolesque quand j’oublie mes mensonges et que je me prends les pieds dans le tapis. Ainsi, une collègue travaille chez moi lorsque des caisses de vin et de champagne me sont livrées. Avant, j’achetais les bouteilles une par une. « C’est pour les voisins, ils sont sympas, je réceptionne pendant leurs vacances », ai-je coupé court. Mais trois mois plus tard, à un dîner, je déclare ne pas connaître mes voisins. Un sur-mensonge vient à ma rescousse : « Ils ont déménagé, je parlais des nouveaux. » Exténuant ! Mon plus sérieux coup de chaud, c’est quand je découvre que mes copains s’apprêtent à mettre une fortune dans un whisky hors d’âge pour remercier les amis de mes parents pour leur villa sublime. Je me suis surpassée : « Ils sont redevables de quelque chose envers mes parents, ça va faire des histoires… ».

Je n’ai pas le temps de souffler qu’ils veulent alors remercier mes parents. Une mélasse… Mais ma vie est si légère le reste du temps. Je m’éclate avec les enfants à l’école ; j’ai des CP depuis deux ans, ce sont des joyaux bruts, je m’en rends encore mieux compte sans les noeuds au cerveau que me causait l’argent. J’ai aussi perfectionné mes clowneries pour aider financièrement mes amis dans la mouise. Quelqu’un de ma famille m’a supposément offert un sac de luxe, « pour m’amadouer et me faire passer l’agreg », que j’ai, évidemment, revendu, car « trop chargé d’ondes négatives », je peux donc dépanner avec la manne obtenue. Je vais néanmoins réduire la voilure de mes sornettes, car j’ai rencontré un cuisinier-musicien, qui vit au jour le jour pour le flow de son instrument. Tous les ingrédients pour que je tombe raide dingue amoureuse ! Et je ne veux pas d’un gros mensonge entre nous. Si je dis que je viens de gagner 500 000 euros, ça va, c’est plus vraiment un mensonge, si, ou un tout petit ?

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